Hier Alice a lâché 120 euros pour une nouvelle paire d’Air Max, noires, comme toujours. Elle a tranquillement sorti les billets de sa liasse et les a tendu au vendeur de Foot Locker avec le sourire. A vrai dire elle ne dépense pas trop dans la sape, elle préfère économiser pour les voyages. Au moins deux par an. Mais elle met un point d’honneur à se sentir à l’aise dans ses baskets pendant ses onze heures de service.
Et puis elle n’a pas de problème avec le fait de dépenser, l’argent, pour Alice, c’est un moyen et non une fin. Elle sait qu’elle passe 42 heures par semaine dans cette brasserie familiale. Par mois ça fait environ 180 heures. Si on met tout bout à bout c’est comme si elle y était 7,5 jours et demi sur 30. Finalement ça lui va, il lui en reste 22,5, c’est ce qu’elle se dit.
Et puis les collègues sont plutôt sympas, bienveillants. Elle, c’est la plus jeune et une des seules femmes. Alors bien sûr, il lui arrive parfois de devoir un peu jouer des coudes pour exister dans ce monde de loufiats, mais la vérité c’est qu’elle n’est pas tombé dans la pire maison. Loin de là.
Bonne clientèle, surtout des touristes, donc bons tips, donc on ne touche pas trop à la paie qui elle non plus n’est pas mauvaise. Pas vraiment de hiérarchie, au Philosophes chacun se responsabilise et ça tourne très bien comme ça. Ça lui va à Alice, elle repense aux autres maison qu’elle a connu lorsqu’elle était junior et aux sales patrons toujours derrière son dos.
Ici ça bosse dure, la brasserie ne désemplit pas. Elle passe des cafés, des crèmes, des croissants, puis sans qu’elle l’ait vu venir c’est déjà l’heure d’annoncer le plat du jour…et en un clin d’oeil la terrasse se remplit d’habitués venus siroter un apéro. Puis vient le service du soir, plus lent, plus chiadé, c’est là qu’elle ramasse le plus de pourboires. Elle se fait en gros 1500 balles de petit par mois quand c’est la saison, pas mal, plus qu’un SMIC juste en cash.
Ça paie sa part du loyer qu’elle partage avec sa soeur dans ce petit appart de proche banlieue, ça paie la bouffe, la bouteille qu’elle ramène de temps en temps à la maison et puis ça lui paie aussi une paire d’Air Max tous les six mois. Par contre ça ne paie plus les 25grammes de pilon hebdomadaires depuis un an et demi. Elle a raccroché Alice. Plus de clope, plus de shit, tout dans les voyages.
Elle a longtemps fumé, elle s’est longtemps embrumé la gueule à rouler des spliffs longs comme l’avant-bras. Mais il y a un moment qu’elle s’est rendu compte que c’était une des dernières choses qui nuisait à sa liberté. Et c’est ce qui compte le plus pour Alice : la liberté.
Pas d’attache à part celle qui retient en chignon ses cheveux plaqués en arrière. Pas de crédit, pas de mec, pas d’emmerdes. Elle fait sa vie, elle fait plaisir aux clients et deux fois par ans, elle se casse.
Quand on lui demande ce qu’elle compte faire plus tard, elle sourit avec espièglerie : pour l’instant elle est là. Et si t’as une autre question tu ferais bien de la poser rapidement parce qu’elle a repéré que la table 106 voulait l’addition. Elle est sympa Alice, mais elle a pas vraiment le temps de te raconter toute sa vie. Disons que tu n’es pas sa priorité. Maintenant sa priorité c’est elle, c’est sa liberté. Et elle va pas commencer à t’expliquer le pourquoi du comment, c’est comme ça c’est tout. La solitude ne lui fait pas peur. Parfois si, un peu, mais bon, on peut compter sur qui finalement ?
Elle peut compter sur le soutien de Xavier, son patron, toujours occupé mais qui sait se rendre disponible pour écouter son besoin de liberté.
Deux fois qu’elle s’est cassée, deux fois qu’il l’a reprise à son retour. Il a compris qu’elle ne resterait pas éternellement, mais pour le moment elle est là, Alice, et elle assure. Elle ne fait pas de cinéma, elle ne se plaint pas, elle avance, et demain elle sera à l’heure.
Chaque matin, chaque aprèm, selon l’heure à laquelle débute son service, le RER B la dépose au métro Saint-Michel et elle fait le reste du trajet jusqu’à la rue vieille du Temple à pied. Elle traverse l’île de la cité, passe par Notre Dame, parfois prend le pont Saint-Louis pour rejoindre l’île du même nom. Et quand elle passe devant la Brasserie de l’île Saint Louis avec ses serveurs sexagénaires, elle ne se dit pas que ça pourrait être elle dans 35 ans, parce que du haut de ses 25 balais, et bien elle est libre Alice. Pour l’instant elle est là, demain on verra. Faut pas l’emmerder avec ce genre de question, elle traverse cette île qu’elle connaît si bien et qui a parfois des allures de carte postale un peu jaunie, elle traverse cette ville qu’elle domine de son regard fixé vers l’horizon, consciente que les figurants sont les touristes et que ce sont eux, les loufiats, les travailleurs, les acteurs principaux.
Depuis toujours Paris lui appartient, mais depuis peu, elle sait qu’elle ne restera pas. Peut-être reviendra-t-elle pour y finir ses jours, qui sait ? On s’en fiche ! C’est pas le moment de penser à ça. Là, on pense à la table 106 qui voudrait l’addition et tout à l’heure on pensera à se prendre un billet pour la Thaïlande, histoire de passer le mois de février au chaud. C’est ça l’urgence. Ce matin le soleil de janvier faisait scintiller la seine tandis qu’elle passait le pont Saint-Louis et c’est là qu’elle s’est dit que ça serait sympa de retourner en Thaïlande.
Alors ce soir elle prend son billet. C’est comme ça. Et si Xavier n’est pas content, et bien elle démissionnera. Et puis si à son retour il ne veut pas la reprendre, et bien elle ira bosser en Australie. Enfin on verra, parce que ce n’est pas ce qui est à l’ordre du jour. Là, elle veut juste récupérer le TPE que Khaled a subtilisé pour enfin pouvoir encaisser la 106.
Elle est pas trop mal dans ses baskets, Alice. Elle ne parle pas trop. Elle n’en fait pas trop. Elle est serviable, efficace, mais jamais servile. Elle aime faire plaisir, elle n’aime pas trop qu’on lui jette des fleurs. Ce qu’elle veut, c’est qu’on la laisse en toute discrétion profiter de sa liberté.
Et c’est sa force. 8 milliards d’humains, 70 millions de français, 2 millions de Parisiens, 150 personnes dans une brasserie remplie à craquer qui dégueule sa vie sur sa terrasse et une serveuse, seule au milieu de tout ça. Seule mais libre. Seule mais vivante. C’est ça, c’est ce qu’elle a décidé, qu’elle serait le personnage principal du film de sa vie. A 25 ans Alice ne dépend de personne, a 25 ans Alice s’envole chaque matin pour un nouveau voyage au centre de Paris et le mois prochain elle décollera pour Bangkok, et qui sait après ? On verra. Parce que là c’est le moment de redresser la 106 pour accueillir les clients suivants.
Bon appétit.
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