Aujourd’hui je me suis réveillé et j’ avais soixante-dix-sept ans.
Je ne m’en suis pas tout de suite rendu compte, au début j’ai juste cru être de mauvaise humeur. Mais déjà alors que je tentais de m’étirer sous ma couette je sentais un changement, comme si le lit était plus vaste, comme si la couette était plus lourde… j’étais toujours fatigué, et triste. Le poids immense de cette tristesse assise sur moi m’empêchait de relever mon torse de vieillard, alors je tentais de m’extirper par le côté du lit. Heureusement que c’est un futon directement posé sur le sol car j’aurais pu me faire mal en tombant au pied.
J’ai une baie vitrée qui occupe la moitié de mon mur et fait face au sud, c’est à dire que j’ai la chance d’ être exposé au soleil du matin au soir, et, comme je possède deux bégonias en pot et que je trouve qu’il serait absurde de ne pas les faire profiter d’autant de lumière, j’ai coupé la base de mon rideau, ce qui permet l’entrée du jour depuis le sol jusqu’environ quatre-vingt centimètres de hauteur. Mon futon étant placé à l’autre extrémité de la pièce, cela me permet de jouir de mon sommeil pendant autant de temps que je le souhaite sans être perturbé par l'immiscions de la journée dans ma chambre.
Mais lorsque je me réveille, et que le soleil brille, et là, c’était le cas, j’aime, après m’être levé, balayer ce morceau de tissu africain qui me sert de rideau en le renvoyant d’un revers de main se ratatiner sagement au bout de sa tringle. Debout, nu, puissant comme un trentenaire, je domine depuis mon onzième étage l’avenue Jean Jaurès qui ne se tait que très rarement et contemple au loin la cime des arbres qui parsèment le parc des Butte-Chaumont.
Après m’ être relevé avec difficultés et m’être approché de la fenêtre, je me rendis compte qu’elle me paraissait plus grande que d’ habitude et il fallut que j’accompagne le rideau jusqu’au bout de sa tringle en câble d’ acier. Découvrant l’avenue Jean Jaurès et ses sirènes de voitures de flics, ses scooters, ses passants, ses courants, ses ivrognes, j’eus peur. Je fus saisi d’ une sclérosante épouvante face à la vie alors que je constatais ma vulnérabilité et mon impuissance. Quelle horreur d’être un vieillard !
Je ne savais plus par où commencer : mes courses ? Un thé ? Écrire ? Manger ? Faire un footing ? En étais-je capable ? Qu’ allais-je faire ? Valait-il encore la peine de continuer à respirer ? Ne valait-il pas mieux retourner dans ce lit et faire corps avec lui jusqu’à ce que ma peau d’ écorce ne s’ effrite et redevienne poussière ? Je me baissais avec encore une fois difficulté et la douleur de ce que je prenais pour des courbatures afin d’attraper le bas de pyjama que je laisse choir au pied de mon lit chaque soir en me couchant, et, après y avoir passé une maigre jambe, puis une seconde, constatais qu’il était démesurément grand et qu’il m’arrivait presque au menton.
C’est alors que j’eus l'idée de courir dans la salle de bain afin de me contempler dans le miroir sur pied qui me sert habituellement à me rappeler qui je suis. Courir me fut impossible, à peine je m’élançais que je m’étalais de tout mon long sur le parquet flottant de mon studio de célibataire et c’est, d’abord à quatre pattes, puis finalement à bout de forces et rampant que j’arrivais devant la salle de bain. Il me fallut presque cinq minutes pour atteindre l'interrupteur et ce au prix d’interminables contorsions qui laissèrent des traces rouge sur la peinture immaculée du mur de l’entrée et sur la porte de la salle d’eau.
J’arrivais finalement à allumer la lumière et, en m’appuyant de tout mon poids sur la poignée, réussissais à ouvrir la porte avant de m’affaisser à nouveau sur le sol carrelé. Un début de convulsions secouait mon corps à l’agonie et je commençais à régurgiter par à-coups la bile de l’acide et amère tristesse de ma courte vie de vieillard lorsque, dans un ultime effort pour relever la tête et m’observer mourir, je vis l’effroyable réalité. Elle s’imprima en moi pour l’éternité et je crois que résonne encore dans l’avenue Jean Jaurès, dans tout Paris et dans tout l’ univers, le cri d’horreur que je poussais en apercevant dans ce miroir un enfant.
Ce matin, je me suis réveillé et je n’avais pas soixante-dix-sept ans, non, j’en avais six, et j’étais blessé, blessé à mort.
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