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Photo du rédacteurJuan Echeverria

C'est pour manger ?

Dernière mise à jour : 2 oct. 2022


Thomas souleva l’addition posée sous la coupelle: bingo! Il avait senti le billet de dix euros arriver. Tout le repas s’était bien déroulé, les clients s’étaient montrés plutôt chaleureux, il avait fait un sans faute et avait réussi à garder l’équilibre entre bienveillance et discrétion.

Il était donc logique pour lui que la table lui soit reconnaissante et ces dix euros venaient s’ajouter à la somme approximative de quarante qu’il estimait avoir accumulé durant le service.

A une époque, il n’était pas rare, pour une addition conséquente, de recevoir un billet bleu. Mais depuis cinq à dix ans, la tradition du pourboire se perdait à Paris et il ne restait plus que quelques vieux, des habitués de la restauration, des touristes états-uniens ou bien des anglais sur qui on pouvait vraiment miser. Et encore…ces saloperies de guides expliquaient que le pourboire n’était pas obligatoire en France et beaucoup avaient pris la fâcheuse habitude de s’y fier. Les russes étaient souvent trop bourrés pour y penser et les saoudiens ne venaient pas de ce côté de Paris, quand aux chinois, mieux valait ne pas en parler.

Il lui arrivait pourtant parfois d’être surpris par une marque de générosité spontanée bien que l’inverse fut plus courant. Il y aurait tout aussi bien pu y avoir une pièce de deux euros dans la coupelle, voire rien et c’est pour cela qu’il s’estimait heureux d’avoir pu engranger cinquante balles de pourliches en neuf heures de service.

Neuf heures de sévices comme ses collègues et lui aimaient dire. Mais ce soir la chance lui souriait car il était particulièrement détendu, enjoué et prévenant. C’était ce qu’on appèle un loufiat, un vieux de la vieille. Il avait plus de quinze ans de brasserie parisienne derrière lui et en maîtrisait parfaitement tous les rouages. Il ne comptait plus le nombre de maisons dans lesquelles il avait officié en tant que barman, limonadier, responsable, chef de rang ou maître d’hôtel. Le nombre d’ouvertures à se pointer à six heures du matin et voir défiler les camions de livraison venant quotidiennement ravitailler les cuisines. Le nombre de fermetures de bars aux tons sépias et aux banquettes en cuir marron, à sortir en dernier, à l’heure où les sirènes des bagnoles de flics bercent la capitale qui dort pendant que son double obscure se réveille.

Quinze ans à entendre ces connards de chefs prétentieux et transpirants d’égo balancer des « on enlève » ou râler parce qu’un client renvoyait une viande mal cuite.

« Ça se mange pas bien cuit une entrecôte ! »

« Connard…pensait-il, c’est toi qui va lui dire? c’est toi qui va la bouffer? non, alors ferme ta gueule et recuit moi ça, tu fais chier tout le monde. »

Quinze ans à écouter les mêmes barmen alcooliques lui raconter leurs exploits de jeunesse, lui dire à quel point ils étaient doués en boxe et que sans cette maudite fracture ils auraient pu devenir pro » Quinze ans à les écouter se la raconter et puis une jour fermer leur gueule quand un client mal servi leur mettait un coup de pression et leur proposait de sortir se battre. Tous les mêmes.

Mais il avait tout de même bien rigolé. Il s’était fait des potes, même des amis. Il avait embarqué des clientes chez lui. Il avait parfois détourné du fric. Où était passé cet argent? Pfff…Quelle importance? Dans les taxis et les bars de nuit où il se rendait après son service. Le liquide c’est fait pour couler de toute façon. Faut que ça coule. Faut que ça glisse.

Et il glissait entre les tables, débarrassait furtivement une bouteille de coca vide, faisait un sourire à cette dame qui avait l’air de se régaler en dévorant une lotte à l’armoricaine, demandait en anglais si everything était all right à ce britannique rougeot à qui il venait de vendre un Chinon pour du côte de Beaune.

Il glissait, tel un danseur étoile, passait devant le comptoir, remplissait son plateau en acier tout en commentant le foot à la télé ou bien en se répétant à voix basse: « un coca pour la 102, un Sprtiz pour la 26, une verveine pour la 406, on y va, rien ne va plus…. »

Il avait entamé la dernière heure de son service et la cuisine allait bientôt fermer. Dix putains d’heures de sa vie, cinq fois par semaine, à filer entre les guéridons, à répéter les mêmes blagues, à gueuler à travers la salle.

« Allo, j’ai deux dont un crème -stop- un mojito -stop- trois dont un light dont un zéro -stop- deux Grim dont une pinte. Ça marche, on garde le sourire. T’oublieras pas les rondelles dans mes cocas cette foi mon chou !

Plus que quarante minutes, les pires. Il avait tellement l’habitude que quelque chose se passe à ce moment là, un truc genre loi de Murphy qui fasse qu’il ne puisse pas bouger à l’heure. Il avait pourtant ramassé les ménagères et les avait remplies de sel et de poivre tout en continuant à servir. Il avait accéléré les commandes des clients en leur disant tout bas que le restaurant fermait dans peu de temps sans que le patron ne puisse entendre. Il était même allé au devant d’un groupe de cinq qui scrutaient dangereusement la carte extérieure dix minutes avant que la cuisine ne ferme. Il était sorti les voir en faisant semblant de les accueillir, d’être à l’accroche comme disait son boss et c’est effectivement ce que ce dernier avait pu voir à travers la verrière, un gentil garçon de café qui s’approchait de touristes naïfs et affamés en ouvrant grand les bras.

Mais il s’était en réalité avancé vers eux pour leur dire qu’hélas l’on ne servait plus à manger à cette heure là et malgré le désappointement notable des touristes italiens, n’avait eu aucun scrupule à les envoyer chercher fortune à quelques encablures de l’établissement.

Alors qu’il rentrait dans la brasserie, son auvergnat de patron lui avait demandé:

« Ba alors ? Pourquoi ils sont pas rentrés ?

-Ils cherchaient de fruits de mer. » avait répondu Thomas avec aplomb en prenant un air déçu et en s’éloignant vers ses tables sans laisser le temps à Roger de répondre quoi que ce soit.

Il l’aimait celle là, il la faisait parfois en remplaçant fruits de mer par pizza.

` « Ils veulent des pizzas ces cons »

Cinq clients de plus lui auraient pourtant permis de faire grossir son chiffre d’affaire de la journée et comme il était payé au portefeuille, c’est à dire que chaque soir il récupérait 7% net de ses ventes, il aurait eu intérêt à les faire assoir et prendre leur commande avant que la cuisine ne ferme. Mais ça voulait aussi dire qu’il aurait fallu rester jusqu’à la clôture de la table, et en quarante minutes, pas possible. Il aurait aussi eu à entendre les lamentations du chef adjoint et ça il n’en voulait plus. Plus rien à foutre de l’oseille, il voulait se barrer, foutre le camp.

Thomas interpela le barman:

« Momo !

-Quoi ?

-Tu peux me dire ce que je fout ici ? Sérieux? J’ai du faire tellement de mal dans ma vie antérieure, je vois pas d’autre explication, j’ai bien réfléchi et je pense que j’étai khmer rouge. J’ai du être une belle saloperie pour me retrouver à bosser avec toi.

-T’es un grand malade mec. Putain mais t’es en week-end toi ou j'me trompe? »

-Comme dirait Obama ! Yes week-end! Vas-y fais moi un café magique… eh Momo ! Discrétion !

-Toujours… »

Vingt-cinq minutes et le plan se déroulait sans accro. La dame à la lotte avait demandé l’addition, l’anglais était allé payer directement au comptoir et avait lui aussi laissé un billet pour Thomas. La cuisine était bel et bien hors service et pas de signe de l’homme aux espadrilles. Ce putain de fils de pute qui se pointait à chaque fois à des heures pas possibles pour bouffer un croque-monsieur et descendre une fillette de rouge. Sa table fétiche se trouvait justement dans le rang de Thomas et son connard de patron aurait insisté mielleusement pour aller lui faire son croque en cuisine. Tout ça pour une addition à 21 balles. Crevard. Crevard de client. Crevard de patron. Tous des crevards. Tous des merdes.

Lui, il s’en battait les couilles, dans dix à quinze minutes il serait dans le taxi direction la porte Montmartre avec son petit pactole de la journée. Là bas c’était lui le client. Là bas il était respecté. Là bas c’était lui qui serrait des mains, sortait la liasse, faisait la bise, bouffait des entrecôtes commandait de l’Aberlour. Ouais, dix heures coincé dans cette taule pour s’offrir un moment d’oublis, un moment de rêve.

« Roger, tu me sors ma relève stoplai, j’viens d’encaisser la 406. Tu transfères mes tables de limo sur Rania?

-T’es bien pressé toi, tu termines dans cinq minutes, t’es vraiment un fonctionnaire. »

Un fonctionnaire…fils de pute! Bosser cinquante heures par semaine debout à en avoir des varices, porter un plateau plus lourd que le poids de ta conscience pour servir des crevards qui te regardent même pas, qui n’ont aucune idée de ce que t’endures, c’est ça un fonctionnaire?

Regarde toi derrière ta caisse, avec ta chemise à carreaux pour faire hipster, tocard, bouseux, j'te souhaite une crise cardiaque la veille de ton départ à la retraite. C’est ce qu’il pensa, ce qu’il dit fut nettement différent:

« Pas de signe d’Espadrilles, je rends mon tablier patron ! »

Ouf, le gars ne s’était pas pointé, il habitait au dessus et portait ses putains d’espadrilles toute l’année, même en novembre, même en février!

Ils avaient tous des petits noms, les habitués. Il y avait cirrhose à qui on refusait le premier verre avant midi. Et puis chien-téléphone, cette jeune femme qu’ils soupçonnaient tous d’être une escorte et qui passait son temps à faire les cents pas devant la brasserie occupée à parler dans ses écouteurs et accompagnée de son stupide fox terrier.

Il récupéra sa feuille de paie et s’assit au fond de la salle en emportant son deuxième café coupé au rhum. Trois minutes pour compter la caisse d’une journée. C’était son challenge.Il s’entrainait tous les soirs pour ça, pour ne pas dépasser d’une minute son heure de boulot, mais la plus part du temps il échouait. Les tickets CB d’un côté, heureusement peu de chèques resto aujourd’hui, et puis le cash, ça il le comptait vite. Ses doigts fusaient sur les touches de la grosse calculatrice de maison, il savait qu’une seule erreur de virgule, une faute d’inattention lui vaudraient la triste sentence de devoir tout recommencer.

Mais non ! Cette fois il fit un sans-faute, comme son service, et le résultat affichait un excédant de 63 euros. Pas mal.

Il s’adressa à Rania:

« T’as tipsé ce soir ?

-Bof, je dois pas avoir dépassé les trente balles.

-Un jour tu passera maître tips comme moi, jeune padawan.

Il passa devant le comptoir et fila un billet de dix au barman, c’était la coutume.

-A votre bonne convenance messire, touchez ma bosse, lui dit Momo.

-Tu es déjà bien aise de boulotter mes restes, reprit Thomas avant de lui faire la bise.

Le serveur salua l’assemblée d’un geste de la main, sortit et s’engouffra dans le Uber qu’il avait commandé avant même de compter ses sous de la journée.

Assis sur le cuir molletonné de la Merco, il sortit la liasse de sa poche et la recompta tandis que le chauffeur lui lançait un:

« Alors, on continue la fête sur les grands boulevards? » tout en le regardant dans le rétroviseur central.

-Non mon ami, la fête commence à peine, je sors du bouleau là, vas-y, monte un peu le son, c’est quoi ?

-C’est le dernier Cardi B, franchement elle nique tout !

-Pas mal.

Et la berline fendit le brouillard en direction des faux pubs anglais, en direction d’autres serveurs et barmen qui finissaient encore plus tard, étaient encore plus alcooliques et drogués que Thomas, gagnaient et dépensaient encore plus de fric.

Installés dans leurs costumes bon marché, chauffeur et loufiat commentaient l’actualité en se berçant de la douce illusion d’être socialement insérés, d’être de bons citoyens, des gens normaux qui paient leur impôts. C’est cette illusion qui leur permettait chaque jour de bosser la nuit, dans cet univers bizarre qui n’avait finalement qu’une fonction : faire oublier le silence.

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