Ce n’est que ponctuellement que je réalise à quel point la vie est violente et aléatoire; la plus part du temps je me contente de la vivre.
Les portes de la rame s’ouvrent: chling ! Le métro dégueule sa flopée de visages sombres et tous absorbés par leur futur proche, par leur présent. En l’occurence, leur but ultime est de rentrer chez eux. Il est presque minuit, il fait presque zéro degrés, il vente, de la neige fondue dégueulasse vous tombe sur la gueule, l’urgence est de se mettre à l’abri. Presque que des noirs. On est dans le dix-neuvième arrondissement de Paris au métro Laumière. Quelques jeunes bourgeois viennent se mêler au flux étonnamment abondant pour cette heure tardive d’un dimanche de février mais la majorité sont des prolos, des gris, des quantités négligeables…et moi ? Je m’en branle je suis différent, inclassable, incassable, je suis Ulysse revenu des enfers, j’ apprends à vivre, je préfère le temps à l’argent, je ne colle pas à un modèle, ma gueule non plus d’ ailleurs. Je suis un gris prolo-bobo vacancier. Une sorte de player à la petite semaine, un pimp de mon propre cul, un lascar de conte de fée, un macadam guajiro.
A Laumière c’est souvent comme ça à cette heure, que des habitués, les gens ne descendent que des deux premiers wagons, ils savent tous que la sortie se trouve en tête de rame. Et c’est là que je le vois. Grand. Genre un mètre quatre-vingt sept. Il fût un jour blond mais maintenant a juste des cheveux crades et un visage comme plein de suie. Pas plus de vingt-cinq piges à mon avis, il est déjà hors du temps. Le mec agite ses bras au dessus de sa tête puis derrière son dos, se penche, se relève, gesticule comme un pantin désarticulé tout en scandant tout bas des phrases incompréhensibles, les sourcils relevés comme stupéfait par des visions d’horreur ou juste par la montée d’un très puissant crack à peine inhalé. Il se re penche, il est debout au milieu des escaliers qui mènent aux portes de sortie du métro et devant lui des pièces de monnaie sont étalées en ligne sur une des marches. Il leur parle, les compte, les touche, toujours avec sa bouche en cul de poule et ses sourcils relevés qui lui donnent un air de Pierrot la lune du métro. Comment en est-il arrivé là ce fils de pute de gamin ? La vie est violente je vous dit. Mais les gens ne calculent pas, ni les bourges, ni les gris, ils avancent et se serrent sur la gauche en faisant comme si ce type ne prenait pas tout l’ espace pour nous hurler son enfer. Moi je le regarde, juste le temps de passer, quinze secondes, peut être vingt, et il s’imprime. Il s’imprime car c’est moi dans un monde parallèle.
La vie est violente et je ne sais pas comment j’arrive à m’en sortir mais ce mois ci encore, mon loyer est payé depuis le six, je fais du sport, je bouffe bien, j’ai chaud et j’ ai des sapes qui me plaisent. Et bordel j’ai même une copine. Une meuf qui vient me voir parce qu’elle aime bien être avec moi. C’est complètement dingue ! Avec moi. Et donc tout ça est sensé continuer jusqu’à la fin ? Des mois de février qui succèdent aux mois de janvier, du blizzard, des loyers, des mutuelles, des factures d’électricité. Et donc il faut continuer c’est ça ? On ne peut pas s’ arrêter ? Si non on devient comme ce mec, une sorte de pantin gesticulateur, une poupée spasmodique bloquée dans le temps et sur les marches du métro.
J’ aurais pu être ce mec, d’ailleurs tout m’ y prédestinait, il y a encore cinq ans il m’ arrivait de parler à des arrêts de bus vides. Il y a encore cinq ans je n’ aurais pas imaginé une minute pouvoir m’en sortir parce que je n’y comprenais rien à cette histoire. Je n’en saisis pas beaucoup plus aujourd’hui mais au moins, j’ai envie de vivre. A ma manière. Ni comme Pierrot le pantin ni comme les fonceurs du métro, encore moins comme un patron de brasserie. Mais putain c’est dur d’accepter qu’il n’ y aura pas de pause, pas de temps mort, pas d’ entraîneur qui, me voyant essoufflé, regardera l’arbitre en mettant ses deux mains en T.
En gros, pas un papa qui me dise:
« Aujourd’hui on va pas à l’ école, on sort se balader »,
pas une maman qui me fera fermer les yeux avant de me faire goûter la sauce de ses lasagnes. Ça vient de si loin cette fatigue que je me dis:
« Bordel, ya pas moyen que ça se calme un peu qu’on puisse dormir dix minutes ? »
Mais non, pas le choix, je dois continuer si non je suis foutu, c’est la seule clef de mon salut, je dois m’y résoudre: si tu t’arrêtes tu crèves, comme un clochard sous la neige parisienne. En gros c’est ma punition, ou ma condition, ou la condition à ma vie : et d’une tu n’auras pas d’ enfance, et de deux, après avoir frôlé la mort un bon nombre de fois, tu t’en sortiras mais en revanche t’as pas intérêt à demander une minute de répit si non c’est direct pipe à crack et litron de Villageoise.
Mais je préfère quand même ça à la vase de mon étang . C’est juste que des fois, quand je croise des Pierrot la lune du cailloux, des Orson Wells des cartons, des Marie-José Pérec des couloirs de métro j'me dit que la vie est putain de violente.
Pffff… aller, on continue, mais jusqu’à quand ? Jusqu’à quoi ? Et eux ? Ils s’est passé quoi pour qu’ils arrêtent ? Personne ne leur a appris à vivre ? Et moi ? Un autodidacte de la vie après un doctorat en survie. Ça vient de loin tout ça je vous dit. Tiens, faisons comme dans ce dessin animé à caractère éducatif et remontons la frise du temps pour aller sélectionner des moments clé… ou plutôt comme le fantôme de Noël avec Scrooge (celui de Disney évidemment) : envolons-nous à travers la ville et allons nous poser discrètement aux fenêtres de la vie pour comprendre pourquoi elle est si violente...
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