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Photo du rédacteurJuan Echeverria

De la poussière de bile

Dernière mise à jour : 14 oct. 2021

Quatre vingt piges, ça me faisait une belle jambe. Quatre vingt piges et déjà presque vingt ans que j’habitais ce putain de désert. Quitte à choisir, autant celui ci. Il m’avait toujours paru plus authentique que le désert du Var. Quand j’étais petit, j’allais chaque été à Hyères les palmiers pour passer un mois chez ma grand mère. Une jolie petite ville pas loin de Toulon. Essaye d’y foutre les pieds maintenant, vas-y, essaie…si t’es pas désintégré par une mine à micro ondes c’est le soleil qui aura vite raison de toi. De toute façon plus rien à foutre de là bas, je sais même pas si ça existe encore, le vieux continent. Quelle blague. Quelle putain de blague !

Vingt-neuf avril 2061 et voilà comment je passais mon anniversaire, à me taper trente bornes à pied dans ce putain de canyon. La marche n’avait jamais été un problème et même à mon âge, je gambadais légèrement, portant mes soixante kilos et essayant de sauter de pierre en pierre lorsque je traversais le ruisseau qu’était devenu l’ancien fleuve. Dégoter des coyotes, stocker de l’agave dans mes cavernes secrètes, faire des pompes, des abdos étaient mes principales occupations. Et puis marcher, toujours marcher, ya que ça qui te maintient en vie. Ouais, sauf que là je venais de me taper trente bornes en laissant mon seul et unique bouquin derrière moi. Et il était hors de question quel la seule semaine de pluie de l’année me le foute en l’air. « Cent ans de solitude », la version reliée que j’avais offert à ma femme quarante ans auparavant, le seul truc que j’avais pu récupérer avant de m’enfuir lors de l’invasion suédoise. Cent ans de solitude, c’en était presque ironique. Non pas que j’en avais vraiment besoin, je l’avais déjà lu plus de cent fois, je l’avais appris par coeur et pouvais le réciter en marchant soixante kilomètres.

Mais c’était mon seul souvenir de ma femme et la dernière chose qui me rattachait au monde que j’avais connu. Je m’attelais, en ce moment, à apprendre le positionnement de chaque virgule, de chaque point. J’étais, la semaine dernière, allé faire un tour dans l’ancienne ville de Yuma dans laquelle j’avais séjourné cinq ans avant de prendre le désert. Je me disais que j’y rencontrerais peut-être des mexicains sympas et qu’ils pourraient m’apprendre de nouvelles choses.

Une chouette petite ville d’Arizona qu’était Yuma, située à la frontière de la basse Californie, à moins de 100 bornes de Mexicali. Une zone stratégique, déjà beaucoup trop chaude pour y vivre lorsque je m’y étais installé. Merci les narco trafiquants du début des années 2000, sans vous, sans vos tunnels, on aurait pas tenu longtemps. Mais grâce à la fraicheur de la vie sous terre, on avait pu attendre que tous les états-uniens partent en exode en Alaska pour pouvoir nous réapproprier le terrain. Yuma, c’était le nom que donnaient les cubains d’abord aux Yankees, puis à tout ce qui ne venait pas de leur île, les étrangers. Ce fut, à l’époque, une des raisons qui me poussèrent à m’y installer. J’étais veuf, sourd, j’avais perdu la trace de mes fils depuis déjà cinq ans et avais confié à dieu le soin de les protéger.

C’étais les mexicains qui m’avaient appris à faire sécher la viande de coyote et à bouffer de l’agave pour m’hydrater. Je devais bien en avoir cinq kilos dans ma besace et ce poids me ralentissait un peu. Je marchais d’un coté ou de l’autre du canyon selon la position du soleil mais la température ne descendait presque jamais en dessous de 59 degrés Celsius. Bof, j’étais habitué, question de respiration et d’alimentation. Presque uniquement de la viande de coyote séchée, peu de graisse, peu de fibres, peu de bouffe en général mais suffisamment pour avoir l’énergie de mes vingt ans. Je repensais à mon vieux pote Abenamar qui m’aurait parlé de darwinisme… on s’adapte effectivement à presque tout, presque tout oui, sauf la solitude. Le problème c’est que j’étais sourd et que je ne pouvais même pas me raconter des histoires à voix haute. Lorsque je récitais cent ans de solitude, c’était au vent que je l’offrais. Au vent, aux rares cactus, aux mulots et aux roches éclatées par l’amplitude thermique entre le jour et la nuit.

C’était aussi pour ça que j’avais choisi le désert: quitte à ne rien entendre, autant vivre dans un endroit sans bruit. Ça faisait sens, non ? Bref, j’allais bientôt prendre ma première pause. Il m’était possible, sans trop d’efforts, de taper les trente kilomètres d’une traite, mais étais-je pressé? Et puis, c’était mon anniversaire après tout. J’en profitais pour sortir un morceau d’agave et l’engouffrer machinalement, sans penser au goût. Il devait être près de midi et j’évaluai le reste de ma marche à une vingtaine de kilomètres, j’y serais avant dix huit heures. Restait à savoir si j’allais récupérer mon livre et repartir directement ou camper sur place. J’avais une grotte secrète avec une petite réserve de victuailles non loin de ce campement et, si je le désirais, il me serait facile d’y passer la nuit pour repartir le lendemain. Ça faisait tout de même soixante putains de kilomètres parcourus gratuitement, à cause d’une erreur d’inattention ! Pas très important, au fond, c’était même une raison de marcher et elles se faisaient de plus en plus rares.

La semaine précédente, alors que j’étais allé inspecter Yuma, je n’y avais trouvé âme qui vive. Entendez âme humaine qui vive, car si les rats ont une âme, alors soyez certains qu’il y en avait plus qu’au purgatoire. Le jour, rien, à part peut-être les vautours et autres rapaces qui tournoyaient. Mais dès la tombée de la nuit, la ville s’animait et c’était la ruée vers les anciens supermarchés et autres lieux de stockage. L’exode s’était fait en emportant le minimum et la majorité des produits avaient été laissés sur place. Un paradis pour les rats qui, depuis une quinzaine d’années, avaient appris à ouvrir les boites de conserve en métal et à faire tomber celles en verre pour les casser et ronger tout ce qu’il pouvaient se trouver à l’intérieur.

On aurait pu imaginer que ces derniers eurent multiplié leur nombre de façon exponentielle mais il faut croire que les rongeurs sont moins cons que les hommes. Ils avaient l’air d’avoir été capable de réguler leurs naissances afin de tenir le plus longtemps possible. Leur instinct avait du leur souffler que les ressources de la ville n’étaient pas infinies, qu’elles allaient inexorablement s’épuiser. Vraiment pas cons les rats. Pas comme les mexicains, pas comme les yankees, qui avaient continué à faire des gosses en veux-tu en voilà même après le premier cataclysme de 2032. La fin c’était pour les chinois qu’ils avaient pensé, pas pour eux, nan, leur dieu à la con allait les sauver, comme il leur avait mis à disposition toute les ressources de la terre. Dieu était capitaliste et ils allaient s’en sortir. Bande de cons.

Moi, j’avais rapidement gagné le désert et depuis quinze ans n’avais lié aucune amitié avec les rares personnes rencontrées. Nous avions juste échangé quelques informations. Ceux qui vivaient dans le désert le faisaient par choix, parce qu’ils étaient dégoutés, par désespoir, par misanthropie, par tristesse, par égoïsme, mais oui, surtout par désespoir. Désert égal mort. Désert égal mort du lien social. C’était ma réalité actuelle, mais moi, je ne souhaitais pas mourir. Oui, j’étais désespéré, oui, j’en voulais au monde entier, à Dieu, à Ikéa, à Amazon. Mais je faisait tout pour rester en vie, je ne me laissais pas aller, je voulais devenir Zarathustra, je voulais, avant de mourir, développer le surhomme en moi.

Putain ! Un faux pas, mon pied qui glissait sur un rocher, ma jambe que je n’eus pas le temps de replier, de bien replacer, mon corps qui basculait sur le côté, mes mains qui n’avaient rien à saisir pour se rattraper, des moulinets et ma carcasse de 80 ans qui s’affalait dans le ruisseau qu’était devenu le fleuve Colorado. Tout mon entrainement quotidien était effectué pour parer une situation comme celle ci. J’avais musclé mes cuisses, mes abdos, j’avais travaillé mes chevilles, mes appuis car je savais que désert égal mort. Mort pour le blessé. Et là, et là… je gisais comme un con, la jambe pétée et le crâne, si non fracturé, du moins bien ouvert. Je gisais à midi, dans le désert du Colorado, par presque 70 degrés Celsius par faute d’une manoeuvre approximative. Désert égal mort. Océan égal désert, donc océan égal mort. C’était ce que j’avais appris lors de ma première transatlantique, bien longtemps auparavant, lorsque le monde était encore fait pour les humains. Une manoeuvre était à effectuer avec tout sa concentration, toute sa présence d’esprit. Mais, que voulez vous, j’étais un homme, après tout. Certainement un des derniers dans cette région, certainement le plus vieux, mais non, je n’étais pas un surhomme. J’étais devenu plus cynique que rebelle et c’était ce qui allait me coûter la vie. Une vie bien étrange.

Non, je n’allais pas voir la fin du film comme je l’espérais secrètement. Non, je ne disparaîtrais pas en même temps que la race humaine tout entière. Il se pouvait d’ailleurs bien qu’elle soit immortelle, cette race de merde. Elle avait bien survécu à trois cataclysmes en trente cinq ans. Les chevaux, les dauphins, les tigres, les thons, les requins, l’immense majorité des chiens, eux, y étaient passés. Mais l’humain avait réussi à s’adapter. Systématiquement. Effroyablement. Et moi, j’avais tenu 80 ans. J’étais déjà en train de me demander si c’était le soleil ou l’épanchement de sang qui aurait raison de moi en premier. Un cocktail des deux sans doute.

Alors, je fis ce qu’il faut faire dans ces cas là. Je me mis à penser à mes ancêtres. Je me mis en accord avec eux. Je leur dit que j’allais bientôt les rejoindre. Et ce fut lui que je vis en premier. Je le vis tournoyer au dessus de moi et me parler avec les cercles qu’il décrivait. Il me disait qu’il me protégeait, que je n’avais rien à craindre, que j’étais en sécurité, que tout allait bien se passer. Je n’en croyais pas mes yeux, le condor royal planait au dessus de moi, en plein désert, me protégeant du soleil de ses immenses ailes. Il avait quitté les hauteurs de ses Andes natales, il avait quitté sa caverne secrète pour venir me dire au revoir et bonjour à la fois. Mon arrière grand père le condor me souhaitait la bienvenue.

Je ne sais pas combien de temps dura cette danse mais assez longtemps pour que le soleil décline et que je comprenne que je n’allais pas mourir avant la nuit. Un spasme, un vomissement me firent me redresser à moitié, juste assez pour le voir glisser entre les rochers de l’ancien fleuve Colorado. Il était le fleuve, il était et sortait à la fois du fleuve, mon aïeul Anaconda. Il venait m’engloutir comme le temps, il venait me raconter l’histoire de la lune. Ce qu’on racontait était vrai, je pouvais voir l’ADN, la vie en lui, un serpent de chromosomes, grand comme le monde, sortait du fleuve et venait m’apprendre la vérité sur tout. Il était fleuve, il était monde, il était mon ancêtre.

Mais ce n’est qu’à la tombée de la nuit que le troisième de la lignée ne daigna s’approcher de moi. D’abord pour s’abreuver au ruisseau, puis pour venir me lécher la plaie, afin de l’anesthésier, afin de me rendre la fin moins pénible. Il me regarda avec ses yeux verts phosphorescents et le regard du jaguar me parla de l’empathie, de la poésie, de la fraternité, de l’amour et de la liberté. Il me parla de mon enfance, de ma vie avant ma naissance, de ma vie avant la naissance de ce monde. Le Jaguar me lécha la plaie pendant de longues heures et ne s’arrêtait que pour me fixer avec bienveillance. C’est à ce moment là que je décidai de faire une petite sieste bien méritée. C’est à ce moment là que j’eu un dernier sourire. C’est à ce moment là que je pus formuler ma dernière phrase en direction de ma femme déjà morte et de mes enfants encore vivants…je leur dit à tous trois « à bientôt » car le temps n’existait pas, car l’attente n’existait plus.

Comment est-ce que je vous raconte tout cela ? Vous aurez du mal à le croire. Alors je serai bref. Je termine ces mémoires depuis la station Aphrodite 602, en dehors de l’orbite terrestre, quelque part entre Mars et Jupiter, dans la nouvelle colonie mondiale. Non, je ne suis pas mort le jour de mon anniversaire des quatre-vingt ans. Il paraît même que je risque de vivre encore pas mal de décennies. Il paraît même que je fus un des seuls homme a avoir été reperré, analysé puis déclaré éligible à l’exfiltration. Je remplis, parait-il toutes les conditions nécessaire, tant au niveau moral que génétique, pour participer à la pérennisation de l’humanité. Et vous savez quoi? L’âge n’a rien à voir là dedans. Seuls comptent le code génétique et l’éthique personnelle du sujet et apparement, je suis un homme bon, sous toutes les formes. Alors, me direz vous, à quoi bon écrire ses mémoires lorsque l’on sait qu’on risque de vivre des siècles? D’abord pour le plaisir, ensuite, pour ne pas avoir qu’un seul livre en poche, car chaque vie est une bibliothèque.

Un mystère persiste pourtant. Au moment où le drone me trouva, gisant sur le rocher, dans le lit de l’ancien fleuve Colorado, avant que la navette ne vienne me récupérer, une photo fût prise afin d’être conservée dans les archives de la république humaniste. Cette photo montre un vieil homme allongé sans connaissance, entouré par un vautour, un crotale et un coyote. Aucun d’eux ne présentant de signe extérieur d’agressivité, simplement, et je n’ai jamais vu cette photo, ce ne sont que des faits rapportés, simplement postés autour de l’homme agonisant avec un air que l’analyste qualifia…d’emphatique. Croyez moi ou pas, les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent être, elle sont souvent ce que l’on veut qu’elles soient.

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