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Photo du rédacteurJuan Echeverria

Entre chien et loup

Dernière mise à jour : 2 oct. 2022



Il est vingt heures passées, mon père bourré et affalé dans son fauteuil siégeant au milieu du salon ne fait pas attention à la porte de métal que je tire délicatement derrière moi en prenant garde de ne pas complètement la fermer.

Excité par l’appel de la nuit, je descends deux à deux les marches qui me mènent au bas de mon immeuble. Peter et les autres sont au coin, à la boutique d’« el Gato » en train de se charrier autour d’un paquet de chips et de sodas nationaux. Lorsque j’arrive, ils sourient tous.

« Alors François, on t’a laissé sortir? 

- Je sors quand je veux… »

François c’est un de mes surnoms parce que pour les mecs de mon quartier, je resterai toujours le français différent. On m’appelle aussi « Colorado » parce que je rougis en jouant au foot ou alors « Spider man » car j’escalade facilement les murs lorsque le ballon est perché.


C’est ma bande, trois adolescents fauchés qui traînent leurs tennis en toile trouées et crasseuses sur quatre pâtés de maison. Il y a Mauricio qui me fait penser au bossu de Notre-Dame et Jose avec son éternel maillot de foot du club Barcelona de Guayaquil. Peter et moi on soutient Emelec, le rival bleu électrique. Ici, le duvet de notre moustache naissante est toujours accompagné de quelques goutes de sueur statiques et nos maillots de corps collent à la peau du matin au soir. On traverse toujours la rue à deux et rapidement, on vit toujours dans l’urgence, l’urgence de la minute suivante. L’important c’est de vivre.

La semaine dernière, le gardien du bloc d’à côté s’est pris dix-sept balles dont une dans la bouche. Il est mort devant la clinique, à cent mètres d’où il s’est fait canarder, il est mort parce qu’il était fauché raconte Mauricio. Et moi je leur raconte comment ça se passe à Paris en grossissant les dangers sans en avoir systématiquement besoin. On est là à se raconter des histoires en shorts de bain éclairés par la lumière de la boutique du Gato qui nous écoute derrière les grilles en fer sensées le protéger des braquages, quand passe el Chino, un gamin de neuf ans toujours sur son vélo.

A Guayaquil, il fait nuit tôt mais on se couche tard et le gamin s’approche de la boutique pour faire la course dont on l’a certainement chargé.

« Hey Chino, ta soeur est chez toi ? »

C’est Peter qui lui lance cette phrase avec un sourire qui dissimule à peine ses pensées.

« Elle fait ses devoirs, qu’est-ce que ça peut te foutre connard ? »

Peter s’avance menaçant et Chino détale sur son vélo après avoir attrapé les deux oignons rouges que lui tend el Gato.

« Ma mère te paie demain ! »

Peter me regarde les yeux embrasés :

« Tu connais la China? Sa soeur. 

- Non. »

Il se tourne vers les autres la main sur le coeur et fait mine de défaillir.

« Mec c’est la plus belle meuf du quartier ! Tu sais quoi ? Elle étudie le français au collège, mec elle a des yeux… et son petit cul… viens on va la voir !

- Attends j’la connais pas, c’est où, c’est loin ?

- Elle est à deux pâtés de maison d’ici, elle habite au rez-de-chaussée, sa fenêtre donne sur la rue… les gars, François et moi on s’ absente, si on revient pas priez pour nous ! »

Peter m’attrape le bras et me tire vers la rue. On est au milieu des années quatre-vingt-dix et le centre de Guayaquil craint à mort, il faut tout faire à deux : un qui regarde devant, l’autre derrière, un qui scrute à gauche, l’autre à droite, le danger arrive de n’importe où et si vite. Sur le chemin, Peter m’ explique que j’ai toutes mes chances : la China a quinze ans et moi je vais en avoir seize dans deux semaines, selon lui, il suffit que je lui parle en français pour qu’elle soit conquise, je peux même lui proposer de lui donner des cours, je suis le mec le plus chanceux du quartier.

Je me laisse entraîner, pompes Fila sans chaussettes aux pieds, t-shirt imprimé de l’affiche du film Menace 2 Society, visage reluisant de sécrétions sébacées et la longueur de cheveux du mec qui laisse pousser mais depuis pas assez longtemps pour que ça ressemble à quelque chose. J’ai l’impression d’être un ringard, un looser. Pour Peter et les autres, je suis différent et même si je n’attrape pas toutes les blagues au vol c’est cool de marcher avec moi, je suis comme une nouvelle paire de baskets, un nouveau walkman, une nouvelle boucle d’oreille : on me remarque, et à Guayaquil c’est cool de traîner avec un mec qu’on remarque.

On traverse trois fois, je ne suis jamais allé si loin à pied de nuit, pas dans cette direction, les rues sont mal éclairées, les câbles électriques dansent sur les poteaux aux pieds desquels sont déposés les sacs-poubelle dont la putréfaction du contenu est accélérée par la chaleur équatoriale et l’humidité ambiante. On est mi Avril et on sort à peine de l’hiver. A Guayaquil il y a deux saisons : la saison chaude et la saison insupportablement chaude qui s’accompagne de pluies diluviennes inondant la chaussée. On peut alors voir des rats nager, parfois même d’énormes crapauds. On sort donc de l’hiver et l’atmosphère est toujours aussi lourde, tendue, je le suis d’ailleurs moi aussi et, au fur et à mesure que l’on s’approche de ce qui paraît être la fenêtre de chez la China, mon coeur s’emballe et mes jambes se dérobent. Arrivés devant les grilles qui sont sensées protéger la fenêtre des voleurs, Peter s’approche et chuchote :

« China ! »

La lumière est allumée, j’ai l'impression que c’est sa chambre qui donne sur la rue et effectivement je vois une merveilleuse métisse s’approcher des rideaux. A Guayaquil, il suffit que tu aies les yeux en amandes pour qu’on t’appelle « chinois », que tu sois plus bronzé que les autres pour être le « noir » et le seul fait de ne pas être obèse peut te conduire à te faire appeler le « flaco ». Je devine la moiteur de sa peau sous son indécente chemise de nuit vert pomme, ses cheveux noir de jais et ses yeux un peu tirés sont la marque du sang indigène qui coule dans ses veines, sa bouche est un mélange de naïveté et d’obscénité et sa peau beige foncé ressemble à de la confiture de lait. Elle sourit à Peter, ils se connaissent. Peter est assez beau gosse. Il affiche une assurance imprégnée de nonchalance avec un air bienveillant qui lui attirent la sympathie de quiconque passe plus d’une minute avec lui. Il a, je crois, un an de plus que moi et je ne le sais pas encore mais c’est la dernière fois que je le vois. Métisse lui aussi, il a du sang blanc, indigène et certainement des ascendants afros. Tout comme la China, il est originaire de Manabi, une province de la côte équatorienne connue pour la beauté de ses femmes et la jalousie de leurs maris.

« Je te présente Juan, il est français, il habite en face de la radio, parle lui en français Colorado.

- Salut. »

Je reste hébété devant cette princesse de quartier, elle me fixe, me toise, comprend qu’elle perd son temps puis entame la conversation avec Peter. Moi, je suis en train de chercher quelque chose à dire mais sais qu’il est déjà trop tard, c’est la première impression qui compte et j’ai tout foiré, je suis déjà loin, ils m’ont déjà oublié. Je retourne à ma solitude d’adolescent mal dans sa peau et pas à sa place. D’ailleurs je n’ai pas de place, nul part, ni à Paris défoncé au shit dans cette salle de classe qui s’est déjà résignée à me voir m’éteindre, ni dans le bleu de cette nuit américaine où l’odeur de la pourriture est mon seul réconfort, ma seule référence rassurante.

Ce soir, en rentrant, je fais à peine attention à mon père qui cuve bouche ouverte assis sur le fauteuil au milieu du salon, je traverse la pièce presque vide et, comme si souvent, je m’accoude au balcon. Dans le centre de Guayaquil l’agitation fourmillante de la journée n’a d'égal que le calme de ses nuits, calme parfois rompu par la résonance d’un coup de feu au loin. Alors je passe la nuit à observer les travelos qui se dandinent devant les fars des pick-up qui ralentissent au coin de ma rue… je n’ ai pas encore conscience que cet instant devant chez la China restera gravé en moi. A jamais il symbolisera la volupté imprégnée de magie tropicale qui me firent aimer Guayaquil.

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