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Photo du rédacteurJuan Echeverria

Frénésie d'une nuit

Dernière mise à jour : 6 mai 2021

Kamel lui passa le pochon sous la table:

« Tiens, tu le prends ou pas ? Tu le prends?

-Ouais, attends…

-Putain t’es bourré mec, vas aux chiottes et fais ça vite qu’on se casse, allez, prends-le ! »

Juan saisit le morceau de sac plastique brulé aux extrémités contenant la mauvaise cocaïne, il se leva en soulevant un peu la table et faillit renverser la pinte de Leffe à quinze euros qu’il avait à peine entamé. Il s’approcha en chancelant des toilettes et réussit, sur le chemin, à heurter de la hanche une table où des touristes allemands terminaient une assiette de moules.


Ils étaient à l’étage du Falstaff Bastille, le Sale Taf comme ils l’appelaient, une brasserie qui ne ferme jamais, où l’on peut manger et boire à toute heure. Ce genre de brasserie parisienne où se mêlent touristes, gangsters, restaurateurs en fin de service et cadres débauchés. Une horreur, un moulin, une usine à fric avec deux gros molosses à l’entrée. Les serveurs étaient tous aussi désagréables les uns que les autres mais d’une efficacité terrifiante. Ils avaient intérêt car leur salaire dépendaient de leurs ventes.

Ces derniers bossaient au « portefeuille » comme on dit dans le métier, c’est à dire qu’ils récupéraient à chaque fin de service un pourcentage de leurs ventes…en cash ! Alors, abattre table après table valait mieux que de prendre le temps de chouchouter le client pour obtenir un pourboire. Pourtant ils avaient leurs habitués: les serveurs du restaurant « Les grandes Marches », jouxtant l’opéra et mieux encore, ceux du « Café Bastille », la brasserie d’à côté où la boisson la moins chère se trouvait être le « quart Vittel » servi à presque sept euros par des requins aux dents acérées décrivant des cercles sur leur terrasse, piège pour banlieusards en quête de glamour, lieu de rendez-vous pour escorte-girl débutante.

Mais la vraie machine c’était Yamina. Enceinte de sept mois avec un ventre qui paraissait prêt à exploser à tout moment, elle se déplaçait dans tout son rang en calculant chacun de ses pas, quatre assiettes sur les bras et en deux temps trois mouvements, te déposait un plateau sur un guéridon, te dressait la table, débarrassait celle d’à côté tout en encaissant les clients de derrière. Si tu n’étais pas prêt au moment où elle passait prendre ta commande, si tu bégayais, elle continuait juste son chemin et fallait que t’attendes le prochain tour. Fallait même pas penser à essayer de l’interpeler car au mieux elle te disait qu’elle viendrait te voir quand elle viendrait te voir, au pire, elle t’affichait devant tout le monde.

Kamel enfonça la porte des chiottes mal fermée. Juan était en train de s’endormir en pissant, la main appuyée sur le mur. A côté de lui, sur la tablette qui bordait le mur et qu’on aurait dit dessinée à cet effet, le sachet de coke ouvert et de petits cailloux blancs disséminés autour. Kamel referma la porte, enclencha le verrou puis sortit un paquet de billets chiffonnés de sa poche. Il en choisit un bleu, le roula et, sans même chercher à faire une trace ou écraser un peu la coke, il le plongea dans le sachet et inhala très fort en se bouchant la narine gauche.


« Vas- y à toi, fais pas le teubè mec, t’es relou. »

Il déversa un peu du contenu sur sa carte bleue et la porta à la narine de Juan qui essayait de ranger sa bite dans son caleçon.


« Tape ça, dépêche toi, j’ai ma veste à table »

Presque par réflexe de survie, Juan sniffa d’un coup le monticule déposé sur la carte bleue et la magie opéra. Trois minutes plus tard, Juan n’était plus bourré.

Après avoir rejoint leur table ils s’étaient assis devant leurs bavettes à peines entamées et Kamel consultait son téléphone. Heureusement qu’ils étaient installés à l’étage pratiquement vide à cette heure là car, même s’ils connaissaient bien Yamina et les videurs, ce genre de frasque leur aurait coûté si ce n’est leur droit de visite, au moins une certaine crédibilité qu’ils pensaient avoir acquis à coups de pourboires et de sarcasmes. Des vrais mecs de la nuit qu’ils pensaient être, des riders, des aventuriers. Ce qu’ils étaient en réalité? des mecs de vingt-cinq piges suicidaires qui n’avaient pas le courage de passer à l’acte autrement qu’à petit feu.


« Alors, ça va mieux?

-File moi le diez, je vais m’en faire une autre pour me requinquer, tu veux mes frites?

-Nan, j’ai plus faim, tiens mais nique pas tout mec, il est que deux heures du mat »

Juan se leva, vida sa pinte d’une traite et fit un pas de danse sur le côté pour esquiver Yamina qui arrivait comme une furie depuis les escaliers. Alors qu’il entrait dans les toilettes, Kamel fit signe à la serveuse qu’elle pouvait débarrasser et apporter l’addition.

Quand Juan sortit des chiottes, l’air assuré et les yeux brillants, Kamel l’attendait devant et lui passa sa flight jacket en cuir noir.


« J’ai payé, tu rince le taxi »

Ils descendirent les escaliers tourbillonnants, laissant derrière eux une table dégueulasse avec un petit tas de billets jetés négligemment dessus. Au moment de sortir, Juan s’arrêta, fit demi tour et s’approcher du bar:


« Eh cousin, donne moi deux double Jack pour finir steuplait »

Kamel se rendit compte qu’il avait encore le pochon dans la main et lui pris sans que son pote n’oppose résistance. Le barman déposa les deux verres devant les compères, Juan jeta un billet de cinquante euros avec désinvolture et fit glisser le whisky dans son gosier en une seule fois. Kamel fit de même puis regarda Juan et lui dit avec un sourire diabolique :


« Putain, je crois que j’ai oublié quelque chose la haut, moi… »

Juan savait qu’il remontait pour se refoutre une trace dans la gueule. Ils étaient potes de longue date, du même quartier, ils avaient des histoires, des connaissances, des repères, des références similaires. Ils s’aimaient sincèrement, mais chacun savait qu’une trace c’est une trace, et qu’être défoncé, ça empêche pas de compter… Juan avait une ligne d’avance, et Kamel s’en allait la rattraper en papillon.

Quand il redescendit, Juan l’attendait dehors, un clope sortie de son tout nouveau paquet de Marlboro acheté dix euros à la brasserie au coin de la bouche. Le choc thermique ainsi que le mouvement de la place de la Bastille collèrent une claque à Kamel: les taxis n’étaient plus que des lignes, vertes et rouges qui fusaient autour de la colonne de Juillet, le brouhaha des terrasses chauffées s’apparentait à une rumeur, un chant liturgique dédié au démon. A vingts mètres, un mec venait de péter une bouteille sur un banc, un clochard l’engueulait, des beurettes fardées aux décolletés pigeonnants passaient en parlant fort et l’odeur de leurs eau de Cologne bon marché acheva de troubler le jeune Kamel qui ne savait plus à quel sens se fier.


« A la Bastille, avec Nini peau de chien !! »

Kamel éclate de rire et enchaîna:

« Ah Bastille ! Bastille, que je t’aime, laisse moi t’enfiler avant de te quitter »

Puis il dut reprendre ses esprits pour retenir Juan qui était prêt à rentrer de nouveau dans le Sale Taf:

« Tu fais quoi mec? On se casse !

-Et mon steak ?

-Mais t’es con ou quoi ? On a payé, on se tire.

-J’ai envie de voir le Panthéon

-Quoi ?

-Viens on va au Panthéon, c’est magnifique à cette heure ci.

-Faut se ravitailler mec, on a rendez-vous à quatre heures, il est que deux heures.

-T’inquiète ma gueule, laisse faire les experts…déjà on avance vers saint Paul, ça sera plus facile pour prendre un tacos, c’est l’heure de fermeture des bars, ils faut en intercepter un avant qu’il n’arrive ici.

Ils se dirigèrent vers le Marais et Juan en oublia son envie d’aller au Panthéon, c’est du moins ce que cru Kamel. Arrivés rue saint Antoine, juste après la statue de Beaumarchais, juan s’engouffra dans une épicerie de nuit suivi par son acolyte qui savait qu’il serait stupide d’essayer de l’en dissuader. D’ailleurs, la quantité de cocaïne inhalée les avait fait redescendre sur terre, trop à leur goût, il fallait remonter sur la lune au plus vite et pour cela rien de mieux que de l’alcool fort !


« T’as de la Zub au frais papa ?

-Eh mon ami, je vais voir, ça va si non? Ça fait longtemps.

L’épicier alla dans l’arrière-boutique et revint avec une bouteille de Smirnoff et une bouteille de Zurbrowka, les deux étaient fraichement sorties du congélateur.

-T’as le choix mon ami.

-File l’herbe de bison tonton » il saisit la bouteille, fit craquer le bouchon et s’envoya une rasade.

« Contrôle qualité, très important »

Puis il sortit un billet de vingt euros qu’il tendit à l’épicier.

« C’est vingt-huit euros mon ami, c’est de la qualité celle là, tu connais »

- Putain vous êtes cher dans le Marais, à Charonne elle est à moins de vingt euros. »

Puis il sortit un tas de pièces de deux euros de sa poche et laissa le commerçant se servir.

A peine dehors, Kamel, clope à la bouche, lui emboîta le pas en direction des quais de Seine. On était début décembre, la température était plus proche de zéro que de dix mais aucun des deux ne ressentait le froid, au contraire, ils brûlaient de l’intérieur, ils se consumaient de leur profonde douleur, de leur haine, de leur dégoût d’eux-mêmes et ils essayaient d’éteindre tout ça avec de l’eau de feu.

C’est Kamel qui arrêta le taxi. Il savait qu’à cette heure ci il ne fallait pas poser de question, ne pas hésiter, juste entrer dans l’habitacle et donner les directives. Si on demandait, on risquait de se faire recaler. Les taxis connaissent bien la place de la Bastille et ses alentours. Pour un bougnoule bourré accompagné d’un latino frénétique, un vendredi à deux heures du matin, il n’y avait que la ruse et l’aplomb qui puissent permettre de se faire transporter.


« Bonsoir, Odéon s’il vous plait .

-Votre ami il est fatigué, non ? »

Kamel avait déjà refermé la porte et arraché la bouteille de la main de Juan pour la glisser sous sa veste.

« Tout va bien, on nous attends à une soirée, c’est rue saint André des Arts »

Le taxi démarra et les lumières de Paris se mirent à nouveau à danser. Quelle douceur de se laisser enivrer par l’odeur des confortables sièges en cuir de la Mercedes. De la radio s’échappait une chanson de Balavoine, on arrivait sur la rue de Rivoli et les deux lascars profitaient du calme ainsi que du panorama.

Au moment où le taxi tourna à gauche pour s’engouffrer sous les arcades du Louvre afin de se diriger vers la rive gauche, Kamel sentit un qu’un petit cailloux de coke encore coincé dans son conduit nasal venait de se dissoudre. Il renifla très fort et avala la délicieuse morve acide qui lui glissa sur les amygdales. Ce moment coïncida avec le passage devant la pyramide de verre. Avec la lumière de la nuit le château ressemblait à un plan informatique en trois dimensions.

Euphorique, Kamel ne put retenir un élan lyrique:

« Quelle chance on a monsieur, quelle ville merveilleuse. Vous vous rendez compte? C’est à nous tout ça! C’est à nous ! Les gens traversent la moitié du globe en avion pour venir voir ce spectacle et nous on y a droit tous les jours ! »

Le taxi passait sur le pont du Carrousel et la vue était effectivement magnifique. A droite, l’ancienne gare d’Orsay devenue musée et son architecture métallique, à gauche, le Pont Neuf, le plus vieux pont de Paris avec à son pied, s’élançant dans la seine, son square où les deux titis avaient passé plus d’un été à picoler et fumer des joints.


« Vous savez que le pont Neuf est le plus vieux pont de Paris monsieur? dit Juan presque machinalement.

-Ca fait trente ans que suis taxi monsieur, et celui là, il nous a tous vu naître et nous verra tous mourir »

-Je pensais que vous étiez Kabyle dit Kamel.

-Je suis Kabyle mon petit, mais je suis né à Paris, en soixante-deux on est rentré en Algérie et je suis revenu dans les années quatre-vingt pour fuir la crise. Je suis un titi parisien comme toi. Vous êtes d’où les gars?

-On est de Bastille, la capitale de Paname ! dit Juan qui trouvait que ça en jetait. Et tous les deux se regardèrent pour lancer en choeur:

-Bastille ça craint, en abuser c’est bien! Puis ils explosèrent d’un rire hystérique et inquiétant.

-Monsieur, je peux ouvrir la fenêtre s’il vous plait?

-C’est vous le client, du moment que vous vomissez pas sur ma portière.

-Zinquiétez pas, je veux juste sentir l’odeur de Paris…


Et presque penché au dehors, alors que Kamel, pensant être discret, se collait une rasade de vodka, Juan se dit qu’il ne pouvait pas être à un meilleur en droit au même moment. Il sentit toute sa tristesse se transformer en joie de vivre, juste un instant, juste le temps de se dire que demain il se retrouverait certainement à devoir frauder le métro, mais que maintenant, tout de suite, il avait en main les clés de Paris.

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