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Photo du rédacteurJuan Echeverria

Heureux qui comme Ulysse...




Mansour, chauffeur routier, est un poète. Le sait-il? En a-t-il conscience alors qu’il traverse la France au volant d’Habiba?

Et puis, es-ce vraiment important de savoir si Mansour en est conscient ou pas, le fait d’être un poète n’est-il pas une fin en soi?

Habiba c’est son trente-trois tonnes, sa confidente, sa protection, sa salle de cinéma comme il l’appelle. Déjà, filer un nom comme ça à un camion et comparer ce dernier à une salle de ciné ça montre qu’il en a sous le capot en matière de poésie le Mansour. Mansour le poète, Mansour l’Auvergnat. Il a trente-trois piges et il roule, libre comme l’air, depuis près de cinq ans. Habiba c’est pour mettre une touche bougnoulisante à sa vie d’Auverpin. Oui, ça existe encore l’Auvergne, et il a y a encore des gens qui y habitent. Vous en connaissez beaucoup, vous, des mecs de là bas?.. Et des qui s’appellent Mansour encore moins j’imagine. Son nom c’est Philippe Mansour el Maghrib. Fils de Valérie Bourdoncle et de Saïd el Maghrib mais il préfère qu’on l’appelle juste Mansour. Né à la Bourboule, près du Puy de Dôme, non loin du Puy Pariou…vous savez, les volcans d’Auvergne. Ça vous dit rien? C’est pas grave, c’est pas fait pour vous de toute façon. Les volcans d’Auvergne ça se mérite et notre Mansour, il habite là bas depuis trente-trois ans. Ça fait cinq ans qu’il roule comme je vous disais, depuis qu’il a rompu avec Patricia. Avant, il était instit le Mansour, maître d’école qu’il était. Alors comment est-ce qu’on passe d’une école à un trente-trois tonnes?

Simple: une rupture et une école qui ferme. Parce qu’il a beau être né à la Bourboule, qui reste une petite ville, c’est dans les environs de Trémouilles qu’il habite, dans un lieu dit portant le joli nom de kilomètre 7. Douze maisons, une église, un médecin roumain et une école qui ferme. Alors en plus de se retrouver sans Patricia, Mansour s’est vu tomber dans la dépression et le pinard. Propriétaire de sa maison, ça aurait été facile de devenir alcoolique en un hiver. Et puis la Zep de Clermont ça l’enchante pas, il y a trop de Mansours là bas. Il s’est donc reconvertit et ça fait maintenant cinq ans qu’il roule.

Il aime ça, il adore ça même. Le soir il se fait des playlist dans ses hôtels de routier, le jour il les écoute et parfois même il pleure notre poète de Mansour. Un mètre quatre-vingt neuf, Quatre-vingt treize kilos en hiver, cinq de moins en été, une montagne de sensibilité. Alors la musique, le paysage, la solitude, vous comprendrez qu’il vaut mieux être poète pour faire ce genre de boulot.

Il se dit qu’il arrêtera quand il en aura marre, il dépense presque rien, il a pas mal de tunes de côté, il est poète, métis et décroissant le père Mansour. Fils de hippies bourgeois, lui n’a connu ni la faim, ni l’opulence. L’enfance parfaite. Des parents aimants, une maison, l’immensité de l’Auvergne, la montagne l’été, la montagne l’hiver, de la neige, beaucoup de neige, mais une petite soeur qu’il adore. Et puis la petite soeur meurt à l’âge de sept ans. Faut toujours qu’il y ait un truc qui vienne noircir le tableau. Il était trop heureux Mansour, il avait trop de choses pour lui. Dieu lui a repris la plus importante et l’a laissé avec ses montagnes et son hypersensibilité. L’été à observer les gendarmes sur les fougères, l’hiver à déblayer devant la maison. Une tranche de pain, un morceau de Saint-Nectaire, ça lui suffit à Philipe Mansour el Maghrib. Alors quand il en aura assez de rouler dans sa salle de ciné pendant onze heures d’affilée, il se tirera dans un bled genre Thaïti ou la Guyane, un bled où il sera pas trop surpris par le réchauffement climatique, un patelin où il pourra foutre au feu ses polaires décathlon et vivre en t-shirt pour le restant de ses jours. Il aura un lopin de terre et il se débrouillera. Peut-être qu’il redeviendra professeur des écoles, peut-être qu’il ne fera juste rien et que ce sera bien comme ça. Depuis quand il faut faire des trucs dans sa vie sérieux? Il réfléchit à ça le poète Mansour, il se demande pourquoi et pour qui il faut accomplir des trucs. Personne lui filera une médaille, personne ne le regarde pour noter sa vie de toute façon. Alors pourquoi se sent-on obligé des faire des choses. La vie est si riche. Si riche, c’est ce qu’il se dit alors qu’il passe sur le viaduc de Millau, parce qu’en plus d’être un sacré poète, c’est un philosophe monsieur Mansour.

Après le péage, c’est là que l’ascension commencera doucement. Il va devoir traverser l’Aveyron, les hauts plateaux de l’Aubrac et dans une heure, c’est sur, c’est la tempête de neige. Nous sommes fin février et bien qu’a Béziers, il y a deux heures de cela il fasse plein soleil et un exceptionnel 24 degrés, Mansour sait que le centre c’est un autre délire. Sa mère lui a dit que chez elle on voyait pas à trois mètres. Février c’est neige et blizzard au kilomètre 7 et le bon Mansour se réjouit de cette ascension, de ce passage d’un monde à un autre qui lui donne a chaque fois l’impression que c’est la dernière, le rassure et l’emplit d’une joie mélancolique. Mais ça c’est après le péage et à vue de nez yen a pour un bout de temps. Bloqué sur le viaduc avec tous les routiers à cause des retours de vacances et des grèves, Mansour voit les chances d’atteindre sa vieille Auvergne avant la nuit s’amenuiser. Pas grave. Il cale sa playlist « Laurent Jalabert » qui dure cinq heures, ouvre la porte d’Habiba, se saisit d’une fin de hamburger au Cantal qu’il a acheté ce matin et saute au bas du cametar, histoire de se dégourdir les jambes.

Les mecs se plaignent, klaxonnent parfois, lui il s’en fout. Il a du son plein les oreilles et du paysage plein les mirettes. Les papilles émoustillées par l’oignon confit et la sauce à l’estragon, il inspire et sourit. Il est heureux Mansour. Sa vie serait parfaite si sa copine ne s’était pas barrée et si sa petite soeur n’était pas morte vingt ans plus tôt. Après un bon moment, qu’il évaluerait entre douze et quinze morceaux de musique, le trafic a l’air de repartir. Il remonte dans le cockpit, s’installe bien confortablement dans le fauteuil et lance la projection.

La lumière commence à décliner et les gorges du Tarn, que le viaduc surplombe depuis ses 343 mètres ont l’air d’un anaconda de feu qui glisse vers le pays des elfes. L’ascension sera longue, tortueuse et promet de belles surprises. Somewhere between walking and sleeping de Air vient accompagner l’auguste vision: parait que la région centre c’est un peu la Kabylie française se dit Mansour qui n’a jamais foutu un pied au bled. Les violons et la voix chuchotante du chanteur du groupe Air viennent lui soulever le coeur alors que les premières traces de neige fondue font leur apparition. On est à peine à sept-cent mètre d’altitude, même pas l’Aubrac, ça promet. Notre bon vieux Mansour préfère, tout routier et poète qu’il est, les chemin départementaux et même s’il prend l’autoroute quand il va en Allemagne ou en Pologne, pour rien au monde il ne se priverait de la qualité du film qu’offre cette ascension par les petites routes. C’est pour ça qu’il aime ce métier, c’est pour ça qu’il se sent libre, c’est pour cette raison qu’il appelle le cockpit « sa salle de ciné », parce qu’ici, maintenant, tout prend forme. Il est à son compte le Mansour, et personne ne l’attend à la maison, alors il s’en branle, 80km à l’heure, 110km à heure, quelle importance? Ici il y a des arbres centenaires qui forment des haies honneur pour l’accueillir à son passage. Les petits ponts précédés de dos d’ânes lui rappellent à quel point cette région est riche en courants d’eau. Milles et un serpents qui fusent, glacés, chargés d’aller répandre les minéraux généreusement offerts par les géants endormis de son Auvergne natale. Il pense aux loups qui ne vont pas tarder à se mettre en chasse, à la vipère lovée sous une pierre qui attend patiemment les premiers bourgeons et qui ne verra rien du blanc manteau qu’a revêtu le plateau de l’Aubrac. Il sait que tous les animaux, tous les éléments ont conscience, eux de sa présence. Alors vous dire si lui, Mansour el Maghrib est conscient d’être un des rares derniers poètes, je ne pourrai pas. Je sais juste qu’il est heureux, le Mansour, qu’il rentre chez lui et qu’il a tout son temps. Et qu’il jette de temps en temps un oeil sur la photo de sa petite soeur au dessus du rétro. Elle est déguisée en Wonder Woman et campe, les mains sur les hanches, tout sourire, dans la lumière du mois d’Août auvergnat et caniculaire, deux mois avant de mourir renversée par un chauffeur routier.

Puis tout d’un coup c’est le vent, la neige, les secousses et les essuie-glace. On a passé le cap des Monts-verts et des mille mètres. Ça y est, on est dedans, on est dans le centre, dans le ventre mou, dans le néant de la France et derrière la vallée, là bas, derrière les bosses blanches, c’est son Auvergne qui attend Mansour, avec sa Bourboule, son Puy de Dôme son lac Pavin au milieu duquel on raconte que si l’on jette une pierre, l’on réveillera le diable qui s’y cache pour pleurer l’amante qui jadis le rejeta. Comme Patricia l’a rejeté, tout comme les parents de son camarade de classe qui ne l’avaient pas invité à l’anniversaire de leur fils après avoir appris qu’il ne s’appelait pas juste Philippe. Et il a tout son temps pour y a arriver, chez lui, Phillipe Mansour el Maghrib. D’une parce que personne ne l’y attend, de deux parce qu’il est à son compte, mais avant tout parce que c’est un putain de poète, un poète seul et heureux.

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