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Photo du rédacteurJuan Echeverria

La danse du larfeuille

Dernière mise à jour : 2 oct. 2022




Il est dix-huit heures, je passe en cuisine récupérer ma pitance de loyer comme je l’appelle. Une saloperie de bavette sans échalotes trop cuite accompagnée d'une énième garniture de frites froides et solidifiées par la re-cuisson dans un énième bain d’huile bouillante.

L’autre jour Karim a gratté une entrée, un demi avocat aux crevettes-mayo et m’a dit que c’était la règle ici, qu’on avait aussi le droit à un morceau de fromage en fin de repas si on le désirait. Les maître d’Hotel se sont bien gardés de me le dire depuis que je suis arrivé au Metro, il y a trois semaines. De toute façon j’ai pas vraiment faim, faut juste que j’engouffre un truc pour éviter la fringale du milieu de service.

Aujourd’hui je ne mange pas seul, Thomas prend son repas en même temps que moi et c’est presque miraculeux dans cette tôle où tout est fait pour éliminer au maximum les rapports humains entre collègues. On a vingt-cinq minutes pour noyer la viande trop forte dans un océan de sauce au bleu, boire un double café et péter une clope. Thomas est là depuis deux ans et connaît bien les rouages de la maison, sa mère a même été directrice il fut un temps. C’est une des premières personnes que je rencontre dans ce métier qui bosse au larfeuille et qui s’en bat autant les couilles de l’oseille. Ça me l’a tout de suite rendu sympathique, cette grande perche d’un mètre quatre-vingt quatorze tout en nonchalance. Il est drôle le con. Il passe son temps à bouffer pour alimenter son corps gigantesque et il n’hésite pas à aller sur sa machine pour commander des plats en cuisine qui seront retirés de sa paie en fin de service comme si c’était un client qui les avait mangé. Je vous explique en deux mots comment ça se passe: quand t’es au larfeuille, tu chiffres, c’est tout ce qui importe: comment on s’en bat les couilles. Certains, comme Karim, prennent un max que yenclis. D’autres, comme Fabrice les sélectionnent et aiguillent ceux qui ont l’air le moins fortunés vers les rangs d’autres serveurs. Il y en a comme Karen qui misent sur la douceur et l’ultra professionnalisme, moi je leur fais croire qu’ils sont privilégiés chez moi, je leur raconte une belle histoire, je leur fait vivre une aventure, en prenant soin de leur faire dépenser un peu plus que ce qu’ils avaient prévu tout en m’arrêtant juste avant le seuil de tolérance. Généralement ça me vaut un beau chiffre et pas mal de pourboires. A la fin du service, le maître d’hôtel te sort ta relève, il prend un pourcentage sur ton chiffre d’affaire, retire le pourcentage du barman, la cotisation sécu qui varie par palliers comme les impôts et sur le reste, il te file environ 7% net. En gros s’il reste 1000 euros t’as 70€, autant dire que c’est de la merde. Le minimum qu’on vise c’est 2000 balles parce qu’avec les pourliches t’es assuré de ressortir avec 230 balles et 230 balles ça fait 4500 euros à la fin du mois, ouais mon pote! Ça va chercher du 65K par an quoi! Salaire de cad’sup. Mais en vrai on tourne plutôt à 2600 de moyenne, ce qui n’est pas non plus horrible. En tout cas ça permet à Thomas de taper un sandwich au pâté sur sa machine, d’aller le retirer en cuisine, d’en enfourner la moitié sur le chemin de son rang et de cacher l’autre entre deux fauteuils, quitte à l’oublier en fin de soirée.

Alors que Cédric, serveur alcoolique et accro au turf vient nous apporter nos double express en nous signalant qu’une fois de retour en salle il sera enfin libre. Thomas me raconte la fois où José, un des maîtres d’hôtel a retrouvé un sandwich au pâté datant d’une semaine dans un fauteuil de son rang. Le truc avait tellement adhéré au pain qu’il a pris ça pour une tartine au Nutella. José il passe son temps à nous raconter des blagues à deux sous, à nous demander la côte pour parier sur tel ou tel match de foot et surtout, surtout, à regarder le chiffre. Mais cet enfoiré de José, il te dit pas à combien t’es, ou quand il te le dit il te ment. Il gonfle ton chiffre pour que le serveur à côté de toi qui entend que t’es déjà à 1800 essaie de passer la quatrième pour te doubler sur la corde. Son salaire en dépend au José, il prend tout de même un pourcentage sur chaque serveur, c’est comme ça qu’il paie son 4 pièces place à Daumesnil.

Ce taf est le plus capitaliste que je connaisse, normal, j’en connais pas d’autre, alors une fois que le double espresso sirupeux a glissé au fond de ma gorge, je passe au rituel: je remonte aux vestiaires, me plaque les cheveux en arrière avec de l’eau et du gel, je sors mon parfum spécial oseille: "La nuit de l’homme" de chez Yves saint Laurent, m’en mets un soupçon derrière les oreilles et sur les menottes, ajuste ma cravate, ressers mon tablier blanc et me recoiffe les sourcils. C’est bon, on va faire du fric baby, on est les mecs du soir nous, on rigole pas sur la place de Paris, on est les vrais bicraveurs, toi même tu sais. J’espère juste que mon rang sera pas juste à côté de celui de Fabrice, c’est un bourrin violent et malveillant et il t’envoie tous les espingoins, les ritals et autres clochards…ça y est, je parle comme eux, je me suis transformé. Je vous l’ai dit, c’est le métier le plus capitaliste au monde. Mais que voulez-vous, j’ai une nuit à assurer derrière ! La virée sur les grands boulevards entre 2 et 7 heures du matin ça va chercher minimum dans les 150 balles, minimum…et là j’suis chaud, ça fait trois jours que j’ai pas pillave, c’est ce qu’il faut pour qu'un corps imbibé comme le mien puisse se régénérer, c’est aussi ce qu’il me faut pour mettre de côté l’oseille du loyer de mon studio rue de la Roquette…enfin une partie. Il est dix-neuf heures, les tables sont dressées, je suis tiré à quatre épingles, je sors accueillir la soirée de juin avec optimisme et saluer Akli, le vieil écailler qui prépare nos plateaux de fruits de mer. Lui aussi faut l’avoir dans la poche, celui qui le rince le mieux est le premier servi. Une vraie entreprise que la camaraderie en Brasserie. Il fait 26 degrés, on est jeudi soir, ça va bosser dur et une fois le boulot terminé, je vais m’en mettre une belle. Une race arienne, une race supérieure comme on a coutume de l’appeler! J’ai proposé à Thomas d’aller déboucher une bouteille de Bandol au Breban et j’ai vu que ça l’avait motivé à faire du fric ! On va se mettre ensemble contre Fabrice la brute, il va nous insulter toute la soirée mais en vrai il nous aime bien.

Thomas me glisse: « t’as vu qui c’est en cuisine ce soir? C’est Bouffe tout », j’explose de rire : Bouffe-tout c’est le second de cuisine, le sous chef haïtien, il fait trois-mètres cubes et Thomas me raconte qu’il s’est marié tout en rose avec un costume moulant, il lui a montré les photos la semaine dernière et le pauvre Toto a vraiment eu du mal à contenir un fou rire tellement le mec était grotesque. Il m’a dit qu’on aurait dit un petit cochon et moi je lui ai dit que le soir quand il est en cuisine, c’est une côte de boeuf pour lui à chaque fois qu’il y en a une pour un client. Thomas surenchérit en me disant qu’avant le service il lui balance un sceau rempli de pilons de poulet pour qu’il soit moins agressif…bref, c’est un marrant Thomas, et pourtant c’est une grosse caillera de la rue des Haies, il est basque algérien, un mélange plutôt…explosif comme j’aime à dire. Et le soir, tard, quand il a vidé sa bouteille de Jack-coca sur les grands boulevards…il serre les poings très fort et il tape dur sur le bar en marbre. C’est un violent Thomas, un gentil violent.

Premiers clients: « bonsoir msieurs-dames, on vient profiter du début de l’été? Je vous mets face à la mer ou dans le petit salon ? Je vous laisse regarder l’ardoise du jour tranquillement ou vous souhaitez un apéritif ? Deux chablis ? Parfait, ça roule…on commence bien, eux c’est addition à 200 balles minimum, c’est à dire un dixième de mon chiffre et il n’est que 19h30.

Je les connais : plateau royal, bouteille de Sancerre et profiteroles…monsieur est anglais.

Je passe devant Fabrice qui me regarde avec des yeux noirs: « toi je vais vraiment finir par te faire du mal », je rigole… «on pète le score ce soir Toto! » Dis-je à Thomas en passant dans son rang un Lito sur l’avant bras et deux Bacchus de Chablis sur le plateau.

Et puis ça rentre, et puis ça glisse, j’enchaine les blagues, les suggestions, j’ai un couple de belges qui sont venus déguster des croque madame avec des chocolats chauds. Il se sont assis chez Fabrice mais il leur a dit que les croques c’était chez moi ce fils de pute. Il rigole quand je lève la tête interloqué en le cherchant des yeux ! « Ce soir je t’envoie toute la merde » m’annonce-t-il.

Toute la merde c’est raciste, il m’a déjà dit qu’en tant qu’équatorien, dans la hiérarchie des races pourries j’étais deuxième juste après les roumains. Sa femme est une beauté marocaine et d’après lui, quand une femme arabe se met avec un blanc, c’est que le blanc en question est vraiment très très dangereux. Je sais qu’il a un passé trouble le Fabrice, je sais que c’est un ex gangster…il a un 4X4 land cruiser qu’il peut pas conduire parce qu’il a plus de permis et tous les soirs il rentre en Ovetto 50 chez lui. On dirait Donkey kong tellement son corps parait disproportionné sur le scooter. Il bosse de midi à quinze heures, part à la salle de sport, revient pour dix-huit heures, mange une salade au poulet et il enchaine jusqu’à minuit. Lui il les pètes souvent les 2000 euros, mais c’est aussi parce que Julien, l’autre maître d’hôtel, l’aide et lui place des clients dans son rang. Au moins on se le farci pas à 2h du mat quand on range. Mais quand il voit que je fais trop de chiffre, que je bosse trop bien, il me met des coups d’épaule au passage, me traite de pédé…vous me croirez pas si je vous dit que tout ça c’est affectueux, et pourtant, ce sont les petites douceurs de la brasserie.

Vingt-deux heures et je suis certain que j’ai déjà passé les 1700 tellement ya de monde ce soir. Trois fois que j’vends un plateau Royal, l’écailler est à droite en sortant de mon rang mais quand je récupère les fruits de mer, je fais le tour de la brasserie avec le plateau pour bien montrer aux clients et aux serveurs…ça marche à chaque fois, ça fout la haine à Fabrice et ça donne envie aux touristes. Mais moi je suis un gentil calculateur, je les aime bien les gens, je fais pas semblant et ils le sentent, comme ce couple de belges, ils m’ont laissé un billet de dix pour une addition à 40 euros…je montre le billet dans la coupelle à Fabrice qui fait mine de le prendre. Je sais qu’il ferait jamais ça. Voler des tips c’est comme dépouiller un mort, c’est une bassesse trop déshonorante pour qu’un garçon à peu près normal s’y risque. C’est un truc de toxico ou de commis frustré…

Il est 23 heures et Thomas me dit qu’il a fait assez de fric, qu’il veut plus les voir. Si il y a des clients qui rentrent il me les envoie et lui il commence la fermeture tout doucement. Ça roule Toto! T’as tout compris, si on termine avec 250 balles chacun c’est suffisant pour ce soir, de toute façon demain faudra tout recommencer alors autant se tirer de cette tôle au plus vite. Sur ce ya Karim qu’on avait pas vu de la soirée tellement il était occupé à fabriquer du pognon qui vient nous voir: « fermeture éclaire ce soir les gars » « fermeture éclaire qu’on lui répond » On l’invite à venir avec nous se rincer le gosier après le turbin, le mec ne se fait pas prier.

Tout a l’air plié et carré, la cuisine va fermer dans dix minutes, Fabrice est déjà en train de compter sa caisse…Ce soir c’est José le responsable et lui non plus n’aime pas trainer, Karim avait le coin limonade et c’est pour ça qu’on l’a pas vu. La limonade, c’est les tables où ça ne mange pas. Généralement le garçon qui en hérite reçoit aussi quelques tables en intérieur pour assurer son chiffre mais ce soir Karim a filé ses tables d’intérieur à Thomas et se concentre sur la boisson. « Ils sont déchainés » qu’il me dit en passant avec 6 coupes de champagne sur son plateau…à 12 balles la coupe, ça vaut le coup quand ça tourne bien …et ce soir les gens ont envie de dépenser. Le truc cool c’est qu’on est place Daumesnil et passé minuit c’est mort, tout se vide d’un coup. En réalité à part ceux qui trainent, les clients du Metro son plutôt du genre à nous laisser tranquille avant une heure du mat. Mais cette soirée était trop parfaite pour terminer aussi facilement. J’entends Thomas crier « Ya "Thug life" à la 44 !» Putain le rang des 40 c’est chez moi, je vais voir…et j’ai pas le choix, je dois l’accueillir, ce connard de Kerry James avec un pote et deux poufs qui sortent du studio d’à côté. J’espère juste qu’il va se contenter d’un coca ce clochard. Je l’approche en faisant bien entendu mine de ne pas l’avoir reconnu: "Bonsoir, ce sera pour?

-Vous faites encore le riz aux crevettes ?

-Vous voulez certainement parler du, risotto aux Gambas monsieur, lui dis-je avec fort mépris.

-Oui c’est ça, tu m’en mets 4 chef.

-Je suis désolé mais j’ai bien peur que la cuisine ne soit fermée..on s’apprêtait d’ailleurs à…

-Quoi? Mais il est que minuit…

-Je vais voir ce que je peux faire."


C’est une autre de mes techniques, décevoir à mort le client pour lui redonner une lueur d’espoir juste après afin qu’il prenne ma mauvaise volonté comme une faveur.

Je reviens au bout de deux minutes: "J’ai vu avec le chef «Bouffe tout » et il est d’accord pour vous faire quatre risotti exceptionnellement, cependant vous m’aideriez en commandant les boissons en même temps et si je pouvais encaisser ça me permettrait de…

-Oui pas de problème chef, merci..

-Avec plaisir…clochard, tous des clochards, toi non plus tu files jamais de pourboires de toute façon. Et puis j’en ai ma claque, j’ai envie de ramasser le butin et de me casser. J’entends Kerry débiter des morales à deux balles aux meufs pendant que j’ai déjà commencé à ramasser les moutardiers. Thomas est pas loin, il me regarde avec un sourire non dissimulé balancer les additions sur toutes les tables. Mes cheveux ne sont plus si plaqués, mes mains sentent plus la bisque de homard que "La nuit de l’homme" maintenant, ma cravate est ouverte comme mon dernier bouton de chemise, pas grave, j’ai un 501, des air max et du gel douche dans mon casier. Je suis le seul à me doucher au resto, ça les fait tous marrer d’ailleurs, je comprends pas, ya quoi de drôle à être propre ?

J’entends José m’appeler : « Monsieur Juan, c’est vous qui tirez votre épingle du jeu ce soir ! 2344 euros, chapeau ! » A la louche ça me fait près de 300 balles avec les tips : ma vengeance sera terrible.

Je souris en passant devant Fabrice qui me lâche un dernier: « pédé vas »…la nuit ne fait que commencer…

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