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Photo du rédacteurJuan Echeverria

La fille du bus 76


C’est encore une histoire de printemps, une histoire de fétichisme printanier. Est-ce qu’elle a vraiment existé ? Est-ce qu’elle m’a déjà remarqué ? M’a-t-elle vraiment souri ce mardi matin d’avril ?


J’ai jamais fait confiance au bus soixante et un, il me foutait le cafard, il était toujours en retard, il emmenait vers la gare d’Austerlitz et j’ai jamais pu blairer cette gare ni son boulevard de l’hôpital où il fait novembre toute l’année. En revanche, le bus numéro soixante-seize fut toujours source d’émotion pour moi, un peu comme les pâtes au fromage; je ne m’en suis jamais lassé et ai toujours eu une pointe d’excitation à leur arrivée sur la table. Jamais de ma vie, lorsqu’on ma dit qu’on allait manger des pâtes je n’ai eu un soupçon de lassitude, au contraire, jusqu’à maintenant, je suis systématiquement enthousiasmé par la perspective d’un plat de coquillettes au gruyère, de penne en sauce ou de ravioli à la crème. Et lorsque je croise le bus soixante-seize, je ne peux contenir le petit espoir qui s’épanouit dans mon coeur comme l’arôme d’un bouquet de fleurs dans le hall d’un triste hôtel.

Après un an et demi passé en pension dans l’Essonne, je revenais enfin à Paris, et pas n’importe où, dans un collège public, un collège réputé…dangereux, mais où il était aussi de notoriété publique que les filles y étaient dévergondées, et qu’il n’était pas rare qu’il se passe des trucs dans les toilettes. Moi, j’avais à peine treize ans et même si je n’en était pas au point zéro concernant le flirt, mon expérience ne dépassait pas quelques bisous, prises de main, et billets doux…je n’avais jamais roulé de pelle. Jamais.

Pour me rendre au collège, je pouvais faire le trajet à pied, ou prendre le bus numéro soixante-seize au coin de la rue, en bas de chez moi. Lorsque j’avais dépensé l’argent que ma mère me filait pour acheter mes tickets de métro, j’y allais à pied, ou plus rarement je fraudais. Mais il arrivait que ma mère m’achète ma carte orange en début de mois et que du coup je puisse prendre le bus tous les jours. Le bus déboulait depuis le haut de le rue de Charonne, me prenait au carrefour avec l’avenue Ledru Rollin, cette vaste avenue sombre, grise et somme toute sans grand intérêt, arrivait sur la rue du faubourg-saint-Antoine et tournait à droite direction la place de la Bastille.

Une fois la place dépassée, il ne restait que trois stations, mais tout était plus beau, plus lumineux, plus riche, les gens étaient plus propres, plus blancs, leurs paniers à provisions débordaient. Et les filles? Les filles avaient toutes de grandes jambes et des sacs à dos Hervé Chapelier à quatre-cent balles. C’était la mode de la coupe au carré et la fille du bus soixante seize avait tout ça. J’ai du la croiser au maximum une quinzaine de fois en deux ans, mais nous ne sommes montés dans le même bus qu’une demi-douzaine de fois. La plus part du temps, j’arrivais au carrefour Charonne-Keller en courant et le bus tournait juste devant ma gueule, avant d’accélérer, sans marquer de pause à mon arrêt parce qu’il n’y avait personne et qu’aucun passager n’avait sollicité la station. J’avais juste le temps d’apercevoir son visage à la fenêtre, ses yeux, parfois, me fixaient. Une fois, il y avait deux bus à mon arrêt, je l’ai vu monter dans le premier mais je n’ai pas osé la suivre et j’ai embarqué à bord du second. Elle s’arrêtait à la station Birague. Je pense qu’elle allait au collège Charlemagne, toutes les petites bourges y allaient, et elle avait l’air tellement propre sur elle malgré son levis 501 un peu déchiré sous la fesses gauche.

Moi, je descendais un arrêt après, et je rejoignais mes potes de classe sans jamais évoquer l’émotion que m’avait provoqué le fait d’apercevoir la fille du bus. Et un jour, alors que je montais sans faire gaffe, alors que j’étais en train de découvrir le premier album de Dr Dre « The Chronic », plongé dans l’analyse de cette musique révolutionnaire, et que le bus était, pour une fois, étrangement vide, je m’assis au niveau des places à quatre, près de la fenêtre, coté droit, pour pouvoir regarder les gens sur le trottoir. Alors que je déposais mon sac Eastpack sur le siège à coté de moi, je sentis un regard. Je me redressais doucement pour découvrir la fille du bus, là, en face de moi, à quelques centimètres. Un frisson d’excitation et un éclair de détresse me parcoururent. Putain, qu’est-ce que j’allais faire? Nous nous mimes à regarder au travers de la vitre, l’un en face de l’autre, le panorama défiler. Je souhaitais que jamais ne s’arrête ce moment, j’étais si bien. « Fouette tes chevaux cocher ! Et tu auras tes cinq pistoles! » C’est un truc qu’on aimait bien crier au chauffeur de bus quand on était en groupe de mecs et qu’on se la racontait. J’aurais tellement aimé qu’il les fouette à jamais, ce chauffeur bienveillant, qu’il nous emmène loin, qu’il nous force à sécher les cours, qu’ils nous force à nous parler…

Parfois, je sentais qu’elle me regardait, et, bravant la honte et la peur, je m’efforçait de relever le regard vers elle mais elle avait anticipé et déjà ses yeux s’étaient détournés vers la rue…je faisais pareil quand je sentais que son regard allait croiser le mien, et je me sentais con, je me haïssais d’être si lâche, je me voyais déjà lui passer mes écouteurs et lui faire découvrir Dr Dre.

Mais non, ce moment de bonheur ne dura que dix à douze minutes, puis, arrivée à Birague, elle descendit, sans même un regard lorsque elle traversa la rue. J’étais déjà en quatrième, j’avais déjà quatorze ans à ce moment là, et je crois que c’est une des dernière fois où je l’ai vu. Du moins une des dernières fois où j’y ai fait attention. Cette année j’ai galoché Anita, et l’année suivante elle m’a laissé lui lécher les tétons. Depuis la fin de la cinquième, depuis que j’étais un mec du collège François Couperin les choses s’étaient accélérées et je commençais à gagner en confiance. J’ai couché avec ma première meuf en seconde, Alors que j’avais quinze ans et que j’étais au lycée Paul Valery. Et puis ensuite, il y a eu toute ma vie. Maintenant je suis adulte, j’ai une copine depuis un bout de temps, et j’ai cessé d’essayer de retirer les quelques poils blancs qui poussent sur mon bouc, ils sont devenus trop nombreux. Mais lorsque je me ballade du côté de l’église Saint Paul, du côté du faubourg-saint-Antoine, du côté de la Bastille et que je croise un bus 76, je ne peux contenir une note d’excitation, et il m’arrive même, parfois, de jeter un coup d’oeil furtif, au cas où elle soit là, à me regarder par la vitre.

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