Tandis que la marée montait, la lumière se faisait de plus en plus diffuse. Le soleil était passé sous la ligne de l’horizon depuis maintenant dix minutes et en quelques secondes, le ciel était passé d’orange à violet, puis mauve. Les pélicans effectuaient une dernière glissade sur un puissant rouleau avant de regagner leurs arbres pour la nuit. A chaque pas de Darwin sur le sable noir de cette plage du pacifique, des dizaines de crabes rougeâtres s’enfonçaient dans leurs terriers. Ce trajet il l’avait fait des centaines de fois, rêveur solitaire, accompagnant son père à la pèche ou au bras de Yara, sa petite amie. Pourtant la plage ne lui avait jamais paru aussi longue: cinq kilomètres bordés d’une épaisse forêt qui séparaient sa bicoque en bois du village de pêcheurs portant l’étonnant nom de Mompiche.
Quelques gouttes de sueur s’étaient déjà formées sur ses tempes et le duvet de sa fine moustache. Darwin avait retiré son t-shirt mouillé et mis sa casquette à l’envers pour plus d’aérodynamisme. Tandis que la lumière se décomposait et laissait place à la nuit, le torse noir et fibreux du jeune home brillait du reflet de la lune déjà haute et pleine. Une seule obsession: arriver avant le malheur. Lui seul était capable d’empêcher cette injustice, lui seul était porteur de la bonne nouvelle. Au moment du choix entre porter assistance au blessé ou éviter un lynchage, Darwin n’avait pris que dix secondes pour évaluer les conséquences de l’un ou de l’autre. S’il partait maintenant, il croiserait peut-être du monde qu’il pourrait envoyer au secours du naufragés qu’il avait réussi à trainer sur le banc de sable. S’il faisait assez vite, il arriverait peut-être avant la barque du colombien. Mais certains, trop pressés de désigner un coupable, avaient parlé de sortir en mer chercher ce dernier afin de l’exécuter loin du village. Les policiers ne diraient de toutes façon rien du tout. Une disparition de plus ou de moins, ne changerait, au bout du compte, pas grand chose au quotidien du village.
Une heure plus tôt le verdict était tombé: le colombien et son équipage avaient tué les pêcheurs pour vendre le moteur de leur embarcation aux pirates qui sillonnaient les environs. Rien de plus logique. Cette version avait été approuvée par toute la communauté, sans aucune preuve, juste parce que le jeune Wilmar avait vu passer la barque du colombien à deux reprises au niveau de l’estuaire nord. Une fois à vide, une autre chargée d’un colis mystérieux recouvert d’une bâche en plastique noir. Lorsqu’il l’avait raconté à sa mère, Wilmar n’avait pas pris conscience de la portée de son information. C’est ce que la foule attendait: l’étincelle pour pouvoir se venger, se venger du sort et de la mort, se venger de la disparition des quatre pêcheurs, partis quarante-huit heures auparavant et dont plus personne n’avait espoir de retour.
Cette région, qualifiée de province verte, avait, parmi toutes ses particularités, une qualité qui plaisait au narcotrafiquants mexicains: elle était la plus avancée dans l’océan du sous-continent américain. Lancés à toutes vitesse, les speed boats chargés de cocaïne prenaient moins de vingt heures pour acheminer la marchandise jusque’à la côte mexicaine. Depuis maintenant trente ans, avec la complicité de l’armée, de la police mais aussi de membres du gouvernement, de nombreuses haciendas avaient fleuries dans les environs. Parfois abandonnées, parfois brulées, elle servaient de point de stockage à l’acheminement de tonnes de cocaïne depuis la jungle. Il n’était pas rare pour un petit restaurateur de la plage de voir une poignée de 4X4 débarquer et privatiser les lieux afin contenter l’envie de fruits de mers de mystérieux bonshommes à l’accent du Sinaloa, presque toujours accompagnés d’un ou deux noirs du coin au regard menaçant. Les humbles villageois savaient que leurs vies dépendaient de leur silence et de leur soumission.
Comme cette fois où le lendemain de la chute d’un U.L.M dans l’océan, la plage de Cojimies, un village au sud de Mompiche, s’était vu envahir par des blocs de cocaïne conditionnée sous vide. Les fameux 4X4 avaient mis quelques heures à venir récupérer ce qui leur appartenait mais il n’avait fallu que quelques minutes aux conducteurs pour apprendre que deux adolescents avaient pris le maquis emportant un précieux colis avec eux. Les mexicains n’avaient pas cherché à les rattraper. Ils s’étaient contentés de se rendre chez leurs parents et de faire exécuter tous les membres des deux familles, un par un. Ce travail, c’est bien entendu un noir de la région qui avait du l’effectuer. Les mexicains n’aimaient pas se salir les mains et payaient grassement les sicaires du coin. C’était une autre façon de faire régner la terreur. On te faisait tuer par ton cousin. Leur mépris des noirs équatoriens était encore plus grand que celui qu’ils avaient pour les voisins colombiens.
Alors que Darwin arrivait au village, il passa en courant au travers des rues boueuses en hurlant: « Le pêcheur Jorge est vivant! Le pêcheur Jorge est vivant! Le colombien est innocent! Il faut apporter de l’eau à Jorge, il est au bout de la plage sous un arbre! »
Une foule de gamins courait maintenant avec lui, certains s’écartaient du groupe pour entrer dans les boutiques afin d’annoncer la nouvelle, d’autres descendaient sur la plage pour informer les pêcheurs. Hors d’haleine, Darwin arriva enfin au petit port. Il frissonna en voyant la barque du colombien déjà amarrée. Pensant être arrivé trop tard, il se prit la tête entre les mains et, plié en deux, vomit le peu de ceviche qui lui restait dans l’estomac. Comme partout, c’est l’étranger qu’on désignait comme le bouc émissaire. Le colombien comme on l’appelait au village, était arrivé sept ans auparavant, avec son accent, sa peau claire et son passé trouble. Il s’était petit à petit fait une place parmi les pêcheurs et avait acquis une certaine notoriété en tant que pilote de barque à moteur, le tout à la sueur de son front et malgré les rumeurs qui circulaient sur lui. On disait que c’était un ancien guérillero recherché par les militaires dans tous le Choco. D’autres inventaient qu’il avait fait partie du tristement célèbre cartel de Cali un peu plus au nord, et qu’il était venu se réfugier en Equateur, sous une fausse identité, après une opération de chirurgie esthétique. Tout cela parce qu’il avait une vilaine cicatrice qui partait de l’oreille gauche et arrivait sous le menton.
Récupérant ses esprits, Darwin se mit alors à penser à Jorge, le pêcheur qu’il avait sauvé alors qu’il rentrait chez lui. Il fallait au plus vite lui porter secours! Cherchant de l’aide à travers les larmes qui perlaient, le jeune homme hurlait de désarroi.
« Lo van a quemar ! Lo van a quemar ! »
C’est ce qu’il parvenait à percevoir de la rumeur qui montait depuis la plage. Séchant ses larmes, il vit au loin un attroupement d’hommes et de femmes portant des torches. Retenant de la main un indigène qui s’élançait vers le groupe il demanda ce qu’il se passait:
« Ils ont le colombien, répondit l’homme, il vont le brûler ! »
Se rendant compte qu’il n’était pas arrivé trop tard, Darwin reprit du poil de la bête: il rassembla ses forces et s’élança de toute sa vitesse vers la foule avide de vengeance. Se frayant un chemin tout en poussant les badauds, il arriva jusqu’à un monticule de pneus en caoutchouc. De cette colonne seuls dépassaient les épaules et la tête déjà bien abimée du colombien. Ce dernier pleurait et hurlait son innocence mais pour réponses ne recevait que crachats et coups.
Darwin se mit à pousser frénétiquement les badauds. Il les insultait et leur ordonnait de libérer le pauvre homme. Personne ne semblait vouloir l’écouter, alors même qu’il expliquait a l’un ou à l’autre qu’un des pêcheurs disparus venait de s’échouer sur la plage et que ce ne pouvait donc pas être un crime du colombien, Darwin sentait que cette information n’intéressait personne. Ce que voulait le foule maintenant, c’était la mort du colombien. Parce qu’il cristallisait la haine, la xénophobie et les pulsions destructrices de tout ce petit monde, le colombien devait mourir. Parce qu’il était colombien, parce qu’il n’était pas vraiment des leurs, parce qu’il était blanc, parce que les colombiens sont mauvais.
Alors, dans un dernier effort, Darwin saisit le revolver qu’un des noirs du village exhibait à sa ceinture, le leva en l’air et tira trois coups qui eurent pour effet de rétablir le calme parmi la foule en délire. Pendant quelque secondes, on n’entendit plus que le bruit des vagues ainsi que les gémissements du colombien.
Lorsque le jeune homme fut certain d’avoir l’attention de tout le monde il dit d’un voix posé et ferme:
« Le colombien est innocent, je viens de récupérer Jorge qui s’est laissé porter sur la plage par un tronc d’arbre. Il a le visage brûlé par le soleil, il a besoin d’eau et de soins. Montez dans vos barques et allez tout de suite lui porter secours pendant que je libère ce pauvre homme. Dépêchez-vous. »
La foule obéit, et Darwin procéda à la libération du colombien. Lorsque la police arriva finalement, le jeune homme se rendit compte qu’il avait faim. Alors, avec le même aplomb qu’il avait eu après avoir tiré les trois coup de feu, il entra dans la première échoppe qu’il trouva et dit:
« Sers moi à dîner, je n’ai rien sur moi, je passe te payer demain matin.
-C’est pas la peine répondit le restaurateur, ce dîner là il est pour moi. »
A ces mot, Darwin comprit qu’il était devenu un homme.
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