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Photo du rédacteurJuan Echeverria

Les deux Emilie

Dernière mise à jour : 3 juil. 2019

Un jour je suis tombé amoureux d’une grande métisse du dix-neuvième arrondissement de Paris. Belle et vulgaire, un air un peu masculin dans sa façon de se mouvoir, un caractère comme qui dirait bien trempé, trempé dans huile de cannabis, oui, elle roulait des pétards longs comme l’avant-bras.


Je l’ai rencontré grâce à Emilie de la rue Plichon dont j’étais aussi amoureux. Emilie, une petite bimbo blonde d’un mètre soixante qui plaisait à tout le monde mais n’avait d’yeux que pour son Salim, un mec qui lui mettait sur la gueule et la faisait poireauter.

Un grand classique en somme: t’es le pote sympa, doux, attentionné, elle a beaucoup d’affection pour toi, elle a même déjà pensé à sortir avec toi, elle a déjà eu envie que tu l’embrasse mais elle préfère les grosses brutes maltraitantes. On connaît tous ces histoires, ça existe depuis toujours: vous allez chez l’un ou l’autre pour fumer des joints après la sortie des cours, elle te parle de Salim, tu fais semblant d’en avoir quelque chose à foutre. Plus les jours passent, plus s’éloignent tes chances d’être vu comme un potentiel prétendant, t’y crois d’ailleurs plus, tu sors avec sa pote qui est bof, tu la baises, tu la largues, elles te détestent toutes les deux, les vacances arrivent, on ne se revoit plus jamais.

Sauf que là non. Elle me propose d’aller chez sa pote, vers Belleville je crois, dans une de ces cités qui donnent sur le boulevard de la Villette et qui foutent tellement le cafard en hiver mais ont aussi quelque chose de chaleureux, peut-être le nombre incalculable de fenêtres allumées qui promettent la chaleur d’un foyer. On dirait que toutes mes histoires se déroulent en hiver, lorsqu’il fait nuit à dix-sept heures, à croire qu’il a fait nuit de mes quinze ans à mes trente-trois ans. Peut-être aussi que j’habite à Paris et qu’il y a plus de nuit que jour. Peut-être aussi que j’ai passé dix-huit ans de ma vie avec le voile opaque et gras de la fumée de mon joint qui me cachait le soleil.

Total que sa pote, qui je crois s’appelait elle aussi Emilie, nous ouvre, nous invite à entrer. Ses parents ne sont pas là, ou jamais là…on se pose dans sa grande chambre, elle met de la musique, genre un bon rap ou une saloperie de R’N’B mielleux…et commence à rouler. Normal quoi !

Je suis là, au milieu des deux Emilie à raconter des trucs et fumer des joints et je veux que jamais ne s’arrête ce moment. On est presque voisins: je suis du onzième, plus bas, elle du dix-neuf. On a dix-sept ans, on se drogue et tout va pour le mieux. La chambre s’obscurcie, je crois qu’elle avait une de ces lampes oranges et sphériques qui font très années soixante dix, et qu’on était assis sur des canapés très bas, ou bien à même le sol, je ne me souviens plus mais c’était un truc à la Orange mécanique, post moderne, apocalyptico-nihiliste.

C’était génial, je tombais amoureux de la Emilie noire et j’allais certainement pouvoir la revoir grâce à Emilie blanche reléguée par ma personne au statut de passerelle. D’ailleurs l’effet du shit me faisait commencer à remarquer ses imperfections et son rire stupide. Tout d’un coup on était tout jaune avec des traits grossiers et la peau grasse. Des visages de rongeurs. Et puis la pénible impression que je m’éloignais de plus en plus. Je n’arrivais plus vraiment à suivre la conversation, n’en avais même plus vraiment envie; j’essayais juste de rebondir de temps en temps pour continuer à exister, continuer à essayer de capter l’attention de celle que mon coeur avait élu. Ce coeur si froid, si fripé, il revenait à la vie à la simple évocation d’une potentielle idylle avec Emilie la métisse aux doigts de fée, à la bouche pulpeuse, au yeux de panthère qui rappelaient ses origines Soninké.

Je pourrais être là tous les soirs à rouler des joints et écouter Raggasonic avec elle, on recevrait ses potes ensemble, parfois les miens qui seraient impressionnés de me voir siégeant avec ma reine, leur distribuant des morceaux de shit pour qu’ils s’enfument la tête et ne nous fassent pas chier. On ferait l’amour tout le temps, je la baiserais avec ma grosse queue qu’elle adorerait branler et sucer, elle l’idolâtrerait. Et moi j’idolâtrerais ses fesses rebondies dans son Levi’s 501, j’aurais le droit de les toucher quand j’en aurais envie, je lui dirais de se balader en string dans sa chambre, joint à la bouche, et lui donnerais des notes comme aux jeux olympiques : 9,5 ; 9 ; 9,5 ; 10 ; 10.

Et elle rirait et me sauterait dessus avec son grand corps, essaierait de luter avec moi avant d’abdiquer dans un râle d’heureuse soumission face au guerrier Inca. On ne sortirait jamais de sa chambre, on dormirait tout le week-end, on fumerait tout le temps….

C’est alors que je la vis se lever et sortir de la pièce. Je revenais à peine à la raison lorsqu’elle réapparu suivie d’un mec portant un casque de scooter.

« Mounir ! » s’exclama Emilie blanche. Mounir fils de pute, qu’est-ce qui t’as pris d’exister enfoiré? Il enleva son casque et s’approcha d’Emilie blanche pour lui faire la bise alors qu’elle tendait ses bras grands ouverts et souriait de ses dents blanches et des ses yeux écarlates aux paupières gonflées. Le mec s’approcha de moi: « Mounir », et me tendit la main. Malgré un air profondément bienveillant il ne paru pas écouter lorsque je lui annonçais mon prénom en retour, il n’écouta pas, il était déjà en train de parler avec Emilie noire tout en ouvrant nonchalamment sa veste, plongeant sa main dans la poche intérieure et en sortant un pochon rempli de skunk vert fluo pour le jeter négligemment entre les cuisses de ma princesse qui s’était assise en tailleur.

J’étais battu, j’étais mort, j’étais forfait, effacé. Le mec était beau, grand, motorisé donc indépendant, il était sur de lui, en tout cas le paraissait, et je suis certain qu’il était capable de fumer trois joints d’affilée sans perdre le fil de la conversation…et pire encore, le mec était vraiment cool, bien sapé, et sympa. Aucune condescendance dans ses mots, il te regardait dans les yeux lorsqu’il te parlait et rebondissait même sur les trucs de merde que je pouvais raconter lorsque j’arrivais à décrocher un mot.

J’essayais d’abattre ma dernière carte en engageant la conversation avec lui: il était lui aussi du onzième mais d’un autre quartier, un peu plus haut que le miens, vers la piscine de Charonne. J’essayais néanmoins de le brancher en lui citant quelques noms qui, au cas où il les connaisse, lui feraient prendre conscience que j’étais un vrai lascar et que je fréquentais du beau monde. En effet, il fut étonné que je lui cite sans problème le blaze de gros dealeurs du quartier qui jouxtait les nôtres. Mais alors que j’essayais de reprendre confiance en expliquant que je connaissais Adama depuis toujours et qu’on avait même fait un ou deux plans ensemble je fus coupé par ma reine : « On s’en fout ! On les connait pas, nous, ces mecs, tiens Juan, roule un joint. Mounir elle est trop bonne ta beuh… au fait, tu sais que Fatou est à Paris en ce moment ? »

Et voilà, fin de l’histoire, rideau, rideau de fumée, mon corps se balance pendu à la branche ou est brûlé par l’asphalte alors qu’il est accroché par une corde à l’arrière d’une voiture qui roule à cent kilomètres par heure… je n’entends plus que ce signal aigu, celui qui résonne lorsque tu viens de te prendre une tarte sur l’oreille dans la cour d’école en plein mois de février.

Je termine de rouler ce joint que j’ai surchargé histoire de me venger, histoire de quand même y gagner un truc. Tu parles, je suis tellement embrumé que je ne noterais même pas la différence entre de la Northern lights et de la White Widow, mais bon, je tire cinq énormes lattes en les gardant bien dans mes poumons à chaque fois, je fais tourner le joint à Mounir, je me lève, je ramasse mon sac et j’avertis qu’il est tard et qu’il faut que je rentre. Les filles prennent un air faussement désolé: « Oh non ! Déjà? Tu peux pas rester un peu? » Puis sans attendre la réponse elles recommencent à piailler comme les connasses superficielles qu’elles sont. Tiens, fils de pute de Mounir, t’en as deux pour le prix d’une, tu peux les baiser toutes les deux, t’as gagné, j’en ai rien à foutre.

Je dis au revoir à Mounir en essayant d’avoir l’air décontracté et bien dans ma peau. Il me dit: « A la prochaine », je lui réponds: « Yaura pas de prochaine connard », non c’est pas vrai, je lui fais un clin d’oeil. Emilie noire me dit: « Claque la porte en sortant », Blanchette me dit: « A demain ! » Et moi je suis déjà sur le boulevard, en intimité avec mon bonnet, en totale cohérence avec le mois de février et mon coeur polaire, j’ai trente-cinq minutes de marche avant de rejoindre un foyer que je déteste… saloperie d’année de terminale. J’ai les yeux gonflés, le coeur fripé. L’amour rend aveugle, tellement que je ne remarque pas la fille du bus soixante-seize qui me fixe quand je croise ce dernier.

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