Aujourd’hui j’ai seize piges, c’est la première fois que je fête mon anniversaire loin de ma mère. Je me réveille un peu cafardeux et de mauvaise humeur. Le ciel est blanc à en éblouir un aveugle et à neuf heures du matin, la chaleur humide est déjà bien présente. C’est d’ailleurs souvent ce qui me réveille parce que dans la chambre où je dors il n’y a pas d’air conditionné mais un vieux ventilateur plafonnier qui brasse de l’air tiède. La nuit, ça va à peu près mais ici le soleil se lève à six heures et à cette période de l’année, non, en réalité à toutes les périodes de l’année, la lourdeur s’accentue dès les premières heures du matin. Pour avoir de la fraicheur, il faudrait que je dorme dans la chambre de mon père, mais ce connard ronfle trop fort et puis en ce moment ça se passe pas très bien entre nous. Il a arrêté de picoler comme il le fait de temps en temps et du coup, il est à fleur de peau. Chaque erreur, chaque faux pas me vaut une pluie d’injures et de remontrances. Je suis d’ailleurs étonné qu’il n’ait pas fait irruption dans ma chambre à huit heure en me traitant de fainéant. C’est certainement mon cadeau d’anniversaire… s’il s’en est souvenu, ce sur quoi je ne parierai pas.
Du coup le soir je reste dans sa chambre à regarder la redif de YO! MTV Raps ou un film sur HBO Olé après qu’il se soit endormi. Quand j’en ai marre, je traine mon corps de lâche encore en mutation dans l’appart vide jusqu’au balcon où je peux rester des heures à regarder ce qui se passe au coin de ma rue. Guayaquil est découpée comme une ville états-unienne avec des numéros de rues qui croisent des noms d’illustres généraux incas ou de conquistadores dégénérés encore adulés par une population majoritairement métissée. Mon quartier, c’est comme qui dirait downtown. Le matin quand ce n’est pas la chaleur qui me réveille, ce sont les bus qui foncent à toute bombe et qui font trembler mon immeuble ou alors le fils de pute qui passe à sept heures trainant son charriot et scandant d’une voix larmoyante et nasale un « bouteilles vides » que quiconque connait ici au bled.
Toute la journée il y a du monde : des vendeurs ambulants, des employés de banque de l’avenue Nueve de Octubre derrière chez moi, des mécanos qui réparent toutes sortes de choses à même la rue, des clients qui se pressent dans les petits kiosques pour manger un truc sur le pouce à n’importe quelle heure de la journée tout en s’essuyant de leur mouchoir en tissu leur front dégoulinant. Ça fourmille, ça brasse, ça crie, ça se hèle, s’insulte, se charrie, se prend dans les bras. Le centre de Guayaquil en journée ressemble exactement à ce qu’on s’imagine d’une métropole sud-américaine tropicale. Ajoutez-y des hauts parleurs qui hurlent de la salsa, du merengue ou de la cumbia et vous avez le tableau parfait de la jungle de béton qu’est celle dont le surnom est étonnamment : « La perle du Pacifique ».
En réalité, pour que le tableau soit vraiment complet, il faut y disséminer quelques sapos. Ça veut dire crapaud en espagnol mais en argot d’ici c’est la façon dont on qualifie un mec fourbe, sournois et mal intentionné. Et cette putain de ville grouille de crapauds, croyez-moi sur parole. Du quadragénaire au sourire carnassier qui t’a fait les poches tout en demandant son chemin, au gangster en bandana, plus frontal, qui te chope au coin de la rue et te dévalise armé d’une lame ou d’un pétard, tout en te sommant de baisser les yeux pour ne pas que tu puisses le reconnaître. L’arnaque, le vol, c’est monnaie courante la journée dans le centre de Guayaquil. Mais le soir, c’est autre chose. Lorsque la nuit tombe, sortir à pied c’est la roulette russe. Et à mesure que les rues se vident de travailleurs suintants, elles se remplissent de crapauds et grenouilles venus prendre possession d’un espace où ils n’ont finalement plus besoin de se cacher.
L’appart dans lequel on vit mon père et moi est en réalité celui de mes grands-parents. Eux, ils vivent à Huaquillas, au sud du pays, à la frontière avec le Pérou. Ils vendent de la toile et mon père me dit qu’il ne s’arrêteront de bosser qu’avec la mort. Du coup, ils passent rarement à Guayaquil. Je ne les connais pas tant que ça, je ne peux pas dire qu’on soit intimes. Ce sont mes deux oncles : Carlos et Guillermo, respectivement plus jeune et plus vieux que mon père qui sont mes vrais référents ici. Ce sont les adultes les plus cool du monde. Ils passent leur temps à se charrier, à jurer, fumer des clopes. Le soir ils jouent au billard chez mon oncle Carlos et lorsqu’on part à la plage, ils se tapent des nuits blanches lors de parties de cartes interminables. C’est avec eux que je regarde les matchs de la sélection nationale ou de notre club Emelec, la fierté de Guayaquil.
C’est d’ailleurs eux qui ont décidé que je supporterais le club. Je suis le premier français « emelecciste » s’amuse à dire mon oncle Carlos. Ils m’emmènent au stade, me payent tout, me raconte toutes les histoires de la ville et quand je suis avec eux, je me sens considéré, je me sens l’un des leurs. C’est à se demander comment mon père peut être aussi relou et eux aussi cool.
On peut passer de notre appart à celui de ma tante Rosa par le balcon. Rosa, elle a une fille de mon âge, Mariela, et c’est pas franchement l’amour entre nous. Elle passe son temps avec Jessica, l’autre cousine de mon âge et fille de Carlos, à faire des trucs nuls et tellement superficiels. Je peux pas blairer la façon dont elles parlent : un faux accent bourgeois qui donne l’impression qu’elles geignent en permanence. Ni la musique qu’elles écoutent d’ailleurs, une espèce de pop rock romantico-latino qui m’enlève toutes mes forces. Le seul son que j’ai réussi à les faire aimer c’est « What’s my name » de Snoop doggy dogg. La vérité c’est que je me sens exclu. Pour une fois que j’ai des cousins de mon âge, faut que ce soient des tocards. Alors je traine avec les mecs du quartiers qui lorgnent sur mes cousines mais qui sont trop foncés ou d’une classe sociale bien trop basse pour qu’elles daignent lever les yeux vers eux. Si jeunes et déjà tant imprégnées des clivages propres à l’Amérique latine.
Comme il n’y a jamais rien dans le frigo chez moi, le soir, quand j’ai faim, je passe chez ma tante et vais me servir dans le sien. Mais depuis quelques temps ma cousine, avant d’aller se coucher, met une chaîne et un cadenas à la porte en fer forgé qui sépare le balcon en deux. J’en reviens pas, c’est fou d’être con à ce point.
Ce matin pas de cadenas et quand je passe dire bonjour à ma tante je suis choqué d’être accueilli par un « Bon anniversaire neveu ! Que veux-tu que je te prépare à manger ce midi ? choisis ce que tu veux, c’est ton jour ! ». Mon autre tante Maria, la plus jeune de la fratrie est de passage à Guayaquil avec son mari colombien et lorsqu’elle sort de la cuisine elle hurle un « Que vive le saint ! », avant de venir d’embrasser. Au bled, on rigole pas avec les fêtes et je suis vraiment ému que la famille soit si investie le jour de mes seize ans.
La blague chez nous c’est de dire que le midi on mange du riz avec des haricots mais que le soir on mange des haricots avec du riz. Alors, quand Rosa me redemande ce que je souhaite pour le déjeuner, je lui dit machinalement :
« Des lasagnes »
« Très bien neveu ! Tu auras tes lasagnes ! Sois là à midi et demi, bien habillé, bien peigné ! Tu devrais couper ces cheveux, on dirait un vago ».
Un vago ça veut dire un fainéant, mais ça peut aussi se décliner en clochard ou pire… en voleur.
Mon père a parfois des choses à faire et aujourd’hui c’est le cas, alors quand je retourne chez moi, je trouve l’appartement vide. Une fois douché et habillé, je descends voir mon oncle Carlos qui a son cabinet de dentiste au premier étage de l’immeuble. Là, j’y trouve mon autre oncle Guillermo, clope à la main, affairé à lire une revue tandis que Carlos, lui aussi cigarette à la main, s’occupe d’un patient tout en dissertant sur la mauvaise gestion de l’université publique où il exerce en tant que professeur deux jours par semaine. Leur « bon anniversaire » est moins démonstratif et plus balancé comme une formalité mais je m’en fout. Je suis bien avec eux à kiffer l’air conditionné du cabinet et parler foot.
Lorsque je remonte pour déguster mes lasagnes, je constate que la table n’est dressée que pour un seul couvert. Je vais manger tout seul sous le regard de mes deux tantes. Je trouve ça bizarre mais m’y conforme. Un grand verre de Tropical Cola, une boisson gazeuse rouge au goût de chewing-gum chimique m’attend et je n’ose pas dire que j’aurais préféré du Coca. Ma tante Rosa me pose mon plat de lasagnes faites maison qui ont la particularité équatorienne d’être servies avec du riz. Ici, s’il n’y a pas de riz dans ton assiette, ce n’est pas un vrai plat. Moi j’en peux vraiment plus de bouffer du putain de riz tous les jours, je veux des hamburgers, des pizzas, à la rigueur des tacos, mais cette saloperie de riz me sort par les narines !
Une fois les lasagnes ingérées et après en avoir redemandé, ma tante Maria arrive avec un gâteau au glaçage en sucre multicolore. Je sais d’avance qu’il va pas être très bon mais je suis sincèrement touché par la volonté qu’ont ces femmes de me souhaiter mon anniversaire en bonne et due forme. Elles crient à nouveau « Que vive le saint ! », une expression que je ne comprends pas puisque c’est le jour de ma naissance que l’on fête et non la saint Juan.
Une fois le coup marqué, chacune retourne à ses occupations et moi je reprends le balcon pour aller bouquiner dans ma chambre. La lecture est une autre de mes activités les plus récurrentes. Je suis hors système scolaire, mes cousins et les mecs du barrio sont en cours ou en train de faire leurs devoirs et moi je me fais souvent vraiment chier durant la journée. Alors je bouquine tout ce que je trouve. Au moins quand je suis en train de lire, mon père ne me traite pas de fainéant.
En fin de journée, mon oncle Guillermo débarque avec Jaime, le mari colombien de ma tante Maria. Je leur dit que mon père n’est toujours pas rentré mais ce n’est pas lui que les deux hommes sont venus voir. C’est bien moi. Jaime tient à la main deux bouteilles : une de puro, une eau de vie à base de canne à sucre et l’autre remplie de jus de citron vert. Il me dit de m’assoir, m’explique que je suis maintenant un homme et qu’un homme doit apprendre à boire.
Devant moi, le colombien pose deux petits verres qu’il remplit chacun d’un des deux liquides. Il faut d’abord boire le puro, d’un trait, comme un vrai macho, puis se soulager en buvant du jus de citron. Je m’exécute et les deux oncles sont vraiment impressionnés par ma descente. À peine terminés que les verres sont à nouveau remplis. Je sens qu’il faut que j’assure et ne perds pas de temps pour enquiller. Je me sens honoré d’avoir à passer par ce rituel initiatique et le gros rire gras de Jaime le colombien résonne dans la pièce lorsque je plisse les yeux sous la puissance du puro. Entre deux tournées ils conversent et moi je me sens de plus en plus à l’aise, de plus en plus en confiance. J’ai l’impression que je suis devenu leur égal, que je peux parler de femmes et de politique moi aussi. Pendant que Jaime s’occupe de mettre un morceau de vallenato sur la chaîne hi-fi, mon oncle Guillermo vient s’assoir à côté de moi et prenant un air sérieux il me demande : « Dis moi neveu, as-tu déjà… » puis il mime l’acte sexuel en faisant coulisser son index dans un cercle formé par les doigts de l’autre main.
Malgré l’alcool qui est sérieusement en train de me monter à la tête, je ressens de la gêne et je lui réponds évasivement que oui, je l’ai déjà fait. Ce qui est d’ailleurs vrai : deux mois avant mon exil en Equateur, je me suis dépucelé avec une prostituée dans une cage d’escalier place de la Nation et juste avant mon départ, j’ai donné la plus grosse fête de l’histoire du onzième arrondissement parisien où j’ai terminé par baiser avec Stephanie « GTI » dans ma salle de bain, mais ça, j’y reviendrais une autre fois. Lorsque je lui répond par l’affirmative, mon oncle acquiesce et ce n’est que plus tard que je comprendrai que si j’avais été puceau à ce moment, il se serait chargé de m’emmener voir une pute pour que le passage à l’âge adulte soit complet. Triste tradition qui malgré tout continue de perdurer en Equateur au milieu des années 90.
C’est alors que mon père décide de rentrer. Il arrive avec un bouquin sur les impressionnistes à la main. Je réalise qu’il était sorti trouver quelque chose à m’offrir pour mon anniversaire. Les cadeaux de mon père ne sont jamais des cadeaux qui font plaisir, ce sont des cadeaux utiles, des cadeaux intellectuels ou de la sape en solde. Mais je dois avouer que de savoir qu’il a fait la démarche me réchauffe un peu le coeur. Lorsque je me lève pour l’embrasser, tout commence à tourner. Moi qui jusque là me sentais invincible, me rends compte que je suis complètement ivre et que l’alcool est en train de se propager dans mon sang. Mon père, arrivé plutôt souriant, change soudainement de visage lorsqu’il se rend compte de ce que viennent de me faire vivre mes aînés. Il ne peut pas blairer Jaime le colombien et l’a déjà couché une fois d’un coup de poing parce qu’il avait manqué de respect à mon grand-père. Cette fois il se contente de le traiter d’imbécile. Il lui dit qu’il est parti en France justement pour éviter ce genre de rituels de dégénérés. Moi je tente de calmer le jeu et de prendre la défense de mes oncles mais mon père est trop remonté. Il sait que c’est une idée du colombien et tandis qu’il jette des yeux de pitié sur moi, je sens que la nausée arrive à grands pas et que je ne contrôle plus rien. Suivant les conseils de mon oncle Guillermo resté silencieux depuis l’arrivée de mon père, je vais prendre une douche froide. La tête sous le pommeau, je vomis abondamment. J’observe le liquide verdâtre se mêler à l’eau qui ruissèle depuis ma tête puis disparait en tournoyant dans le siphon.
Une fois à peu près remis et après être retourné deux fois balancer ce qu’il me restait de bile dans les toilettes, je retourne dans le salon. L’ambiance est plus calme, mon père discute avec son grand frère qui feuillette tranquillement le bouquin d’art. Jaime est parti vexé et penaud. J’essaie de me tenir le plus digne possible tandis que mon père me demande où je veux aller dîner pour mon anniversaire. Je réponds « Pizza Hut », ce sont loin d’être les meilleurs pizzas je le sais mais comme c’est l’endroit où mon père refuse toujours de m’emmener je profite de cette carte blanche d’anniversaire pour lui forcer la main. Il acquiesce et tandis que nous sortons dans la nuit guayaquilienne, des gouttes commencent à tomber soulageant une atmosphère des plus lourdes en cette fin avril. Mon jeans et mon polo Lacoste bordeaux me collent à la peau et maintenant que la nausée est passée, un lyrisme alcoolisé enveloppe les mots qui sortent de ma bouche comme un flot intarissable. Mon père me coupe de temps en temps pour me dire que je suis ivre, je nie et continue à parler. Nous avançons tous deux sous la pluie en direction du Pizza Hut où j’engouffrerai ma pâte « pan » comme un glouton, seul encore une fois, sous le regard triste et coupable de mon père qui mesure à ce moment bien mieux que moi, les enjeux de cette expérience.
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