Costume gris cintré, petite moustache taillée, dégradé renouvelé toutes les deux semaines, base du crâne et mains hydratées chaque matin, Viktor plisse les yeux en essayant de repérer une erreur.
C’est l’heure de la mise en place pour le service du midi et il surveille ce garçon qui vient tout juste d’intégrer l’équipe. Il va savoir si ce dernier est assez vif, dexter et bon vendeur. Mais également s' il est digne de confiance.
D’habitude il repère assez rapidement les lascars, les drogués et les alcooliques. Cependant, si le métier est plutôt clément avec les déviances addictives, il est impitoyable avec les voleurs. Tous les patrons savent que les serveurs volent. Les serveurs, les barmen, les cuistots. Tous des voleurs. La perte due aux vols est d’ailleurs souvent prise en compte au moment de faire les prévisions, au moment de tenir les comptes.
Cependant, les patrons font trop souvent confiance à leurs responsables, à leurs directeurs. Il se trouve que ces derniers sont également des voleurs. Viktor le sait, parce que lui aussi est un lascar. Viktor c’est le prénom qu’il s’est choisi la première fois qu’un de ses boss lui a proposé de s’en trouver un moins connoté.
Il s’appelle en réalité Birahima Traoré, il est bambara d’origine, franco-malien de nationalités et si cette demande l’a au début sidéré, maintenant, quelques années plus tard, il continue de se faire appeler Viktor au taf. Ça va avec le costume et les boutons de manchette. Ça va avec ce port de tête et ce dos impeccablement droit. Il trouve que le nom Viktor représente parfaitement le flegme avec lequel il aborde chaque problème.
Alors, lorsqu’il monte sur son Burgman 400 laissant derrière lui la cité La Noue et la ville de Montreuil, il y consigne également son identité. A Paris, c’est Viktor, le maître d’hôtel le plus classe du quartier. Il sait être chaleureux, il aime être rassurant et essaie d’être le plus juste possible. Mais ce qui lui vaut le respect de sa brigade, même des loufiats de plus de cinquante balais, c’est que plateau à la main, Viktor fume tout le monde. Le tout sans tacher sa veste, sans transpirer, sans jamais accélérer le pas.
Il le répète aux nouveaux : « quand t’es dans le jus, ralentis, lève la tête, et agis par priorités.
Si t’es trop dans le bouillon, tu m’appelles, je viendrai t’aider. Il y a toujours un client qui va morfler pour les autres; c’est pas grave, tu me dis qui c’est et à la fin je fais un geste pour qu’il se sente considéré. »
Voilà comment il bosse. Voilà comment il tient dix heures par jour dans cette brasserie austère, devant parfois partager son service avec madame Guignard, l’acariâtre directrice du matin dont le surnom est Goebbels. Contrairement à Viktor, elle n’a pas eu à le choisir et ne le porte pas dans son cœur. Elle fait d’ailleurs comme si elle ne le savait pas et gare à celui qui le prononcerait trop fort, trop près d’elle. Elle vire, madame Guignard. Sans sommation. C’est ce qu’elle préfère faire dans la vie : virer. Aller, ça dégage. Comme la semaine dernière, lorsque cet extra lui a demandé s’ils ne s’étaient pas croisés en club échangiste.
Personne n’a rigolé. Mais Viktor, ça l’a un peu excité. Il la déteste pas mal, mais doit s’accommoder de cette plaie deux services par semaine. Alors parfois quand il se branle, il s’imagine en train de la trousser sèchement dans la réserve à spiritueux.
Il ne picole pas tant que ça et n’est pas un grand fan de cocaïne le Viktor. Lui il aime le fric. Le fric et le shit. Les liasses bien grasses, comme les énormes joints qu’il roule dès le matin.
Il se rend en effet de temps en temps dans la réserve pour accompagner le chef barman lors de l’inventaire. C’est cependant le local à poubelles qu’il affectionne. C’est là qu’il pénètre au moins trois fois par jour pour tirer d’énormes lattes sur son spliff pré roulé.
C’est aussi ce qui l’aide à supporter la brasserie, le THC qui accentue son air serein et détaché. Quelques gouttes de Collyre bleu, un Fisherman’s friend mint et il réapparaît dans la salle, toujours tiré à quatre épingles, souriant, le regard perçant et reptilien.
Il fait trois ouvertures et deux fermetures par semaine. Au Monte-Cristo, les garçons sont payés au larfeuille. Du coup il doit souvent intervenir pour éviter que Nawelle, l’ancienne, ne ramasse tous les touristes dans son rang. Chacun doit croquer, il y en aura pour tout le monde. Les garçons du soir rendent en général entre deux mille et deux-mille cinq cent euros de caisse par tête de pipe. Ça leur fait entre 150 et 200 euros de paie. Plus les pourboires, les mecs arrivent, les bons mois, à se faire entre 4000 et 5000. Bien entendu les deux tiers partent dans la drogue. Alors ils sont comme enchaînés à la brasserie.
Le vendredi et le samedi soir, il bosse avec Heckle et Jeckle. Deux loufiats de trente-cinq balais, tous les deux maigres comme des clous, dont les visages creusés par le whisky sec et la cocaïne ont fini par se ressembler au point qu’on dirait qu’ils sont frères.
Eux, ils ont décidé de bosser au tronc commun. Ils partagent tout : la paie, les tips, leur seul but étant de prendre un maximum de clients. Peu importe votre niveau social, peu importe votre gueule, ils vous trouveront une table. Mais soyez sur que 45 minutes plus tard ils vous déposeront l’addition et vous expliqueront qu’il faut libérer pour une réservation. Sauf si vous « faites bouteille », alors là c’est autre chose. On sera au petit soin pour vous et la quille de Hautes Côtes de Nuits sera vidée avant la fin de l’entrée. On reste sur du Bourgogne ou on passe à autre chose ?
Au Monte-Cristo, il y a une touche « double » sur la machine. Il est littéralement possible de tout doubler : un burger, un verre de Chablis, une assiette de frites. Lorsqu’ils ont affaire à des débiles venus de Floride ou du Texas, nos amis ne s’embête même plus à demander. Ils pressent systématiquement le bouton « double » avant de taper la commande. On verra à la fin, si le gogo vérifie son addition, s’il a le courage de rechigner, il suffit d’appeler Viktor et ce dernier rectifie la note en priant d’excuser le serveur pour l’erreur.
Après qu’on lui ait fait remarquer qu’il a finalement eu le droit à un double Aberlour pour le prix d’un simple, le client repart avec l’impression d’avoir gagné sa soirée.
En comparaison avec le nombre d’additions qui glissent, ces annulations sont ridicules. Pas de quoi perturber les ratios. Le grand Patron, monsieur Bouteille, qui pointe son nez de temps en temps, connaît les pratiques de Viktor. Il sait pourquoi ce dernier pète souvent le score en fermeture. Il fait “comme si”. Il l’aime bien ce Viktor, dévoué corps et âme à la taule, il voit en lui un futur directeur. Peut-être pour une plus petite affaire de la rive droite sur laquelle il lorgne. Mettre un noir à la tête du Monte-Cristo n’est pas prévu pour tout de suite. N’allons pas trop vite en besogne.
Les ratios ne risquent en effet pas d’être perturbés parce que c’est justement Viktor qui surveille les inventaires. Lorsque le Barman prend sa pause, c’est souvent ce dernier qui le remplace. Toujours aussi efficace, il prend soin de ne mettre que 3 centilitres d’alcool fort au lieu de 4. Assez rapidement, c’est une bouteille économisée. De semaine en semaine, c’est un carton, puis deux.
Il est déjà de mèche avec Goran, le chef barman. Les deux se sucrent sur les consos prises au comptoir. Goran en enregistre deux sur trois. A la fin de la soirée, ils partagent. Ça va faire six mois et tout roule parfaitement. Goran fout tout dans la caisse et c’est Viktor qui plus tard remonte du coffre avec l’excédent. Ils vont boire un coup en face, c’est là qu’il lui file sa part. Jamais d’échange dans la brasserie, jamais plus d’un verre sur trois, ce sont les deux règles qui régissent leur affaire.
Mais ce soir Goran n’est pas là. C’est Viktor qui s’est mis au comptoir. Il a envoyé le commis de bar ranger la cave et peu avant le service, il s’est furtivement approché d’Heckle et Jeckle pendant que ces derniers fumaient leur clope un peu à l’écart de la terrasse.
Il les a regardés des ses yeux perçants, d’un sourire carnassier leur à montré ses deux rangées de dents immaculées et parfaitement alignées.
« Ce soir on a un petit problème avec l’imprimante du bar. Il va falloir annoncer les commandes comme à l’ancienne. Et il y aura quelques boissons qui partiront sans tickets. J’ai besoin de vous en dire plus ? »
Les deux compères tirent sur leur clope en silence. L’un d’eux balance : « putain Viktor, j’ai toujours su que t’en étais. T’es trop propre sur toi. Tu veux une petite trace pour fêter ça ?
-Non merci. En revanche, si il te reste un peu de temps avant de reprendre tu peux aller me faire une grille en face. Tu mets ”nul à la mi-temps” . » Et il lui file négligemment un billet de cinquante euros.
En rentrant, Viktor s'approche du nouveau garçon à qui on a filé un planning de l’enfer pour voir s’il est vraiment motivé. Le gars se tape une semaine de 55 heures, sans compter l’heure de ménage non payée après la fermeture. Il s’en est vraiment bien sorti ce midi. Il a l’air d’avoir un super relationnel avec les clients, il fait propre sur lui, a des joues trop charnues pour être à fond dans la coke. Viktor n’exclut pas la possibilité qu’il biberonne un peu. Le problème c’est que le gars est trop habile. Il a trouvé ses repères un peu trop rapidement. Et ça, ça veut dire qu’il a fait pas mal de maisons. Donc il doit y avoir anguille sous roche. Il a aussi l’impression de l’avoir déjà vu.
« Ça va Alejandro, la maison te plaît ? Tu veux aller manger quelque chose ?
-J’ai peur que ça me coupe les jambes avant le service, y a moyen de se poser après ?
-On va essayer d’accélérer la fermeture ce soir, Goran n’est pas là, je dois faire le bar plus les caisses, mais je dirai à la cuisine de te faire un sandwich.
-Un double ?
-Haha, t’as tout compris, toi. Dis moi, ta tête me dit quelque chose, on s’est déjà vu ?
-J’ai grandi à Bastille, tout le monde m’a déjà vu.
-Bastille ? Tu connais un certain Nabil ?
-C’est mon pote d’enfance.
-Ah ba voilà ! J’ai dû te voir chez lui un soir, il habite à Montreuil maintenant, c’est ça ?
-Ouais c’est bien lui, t’es un pote de Dramane ?
-Mais oui ! Dramane c’est la famille…et bien ça fait plaisir tout ça. On tchatchera après le service. Si t’as un problème viens me voir, je te mets en terrasse ce soir, on risque de bien se faire cartonner. T’essaies de vendre le Haddock s’il te plait, il en reste six il me semble.
-C’est fait avec quoi le Haddock déjà ?
-Avec de l’Aiglefin. »
Viktor se fait 3500€ net de paie, plus les primes. Avec les petits extras il monte facilement au double. Il paie le loyer du F4 de sa mère où il habite toujours et est en train de terminer la construction de cette villa dans la banlieue chic de Bamako. Il y va d’ailleurs le mois prochain pour vérifier les finitions.
Viktor aime la sape et prend soin d’étoffer sa garde robe. Jamais deux fois dans la semaine le même costume. Il aime arriver en Weston le samedi, la veille de son repos. Le reste il le banque. Il le banque par peur de manquer. Il doit avoir au moins 8 plaques sur son compte. A raison de 20000 euros par an, dans trois ans il emprunte pour ouvrir son affaire. Et là, personne ne pourra lui faire à l’envers. Personne ne pourra le voler. Il surveillera tout, contrôlera tout.
« Tout dans le contrôle » comme l’appellent ses potes de la cité.
Les soirs d’été, quand ils sont restés tard dans le hall et qu’ils entendent au loin le bruit du Burgman 400, ils savent qu’ils vont pouvoir se délecter des histoires de brasseries de Birahima. Certains lui donnent du « monsieur Viktor », d’autre l’appellent Président. Lui, il sourit. Il les regarde avec tendresse, en se disant qu’aucun d’eux ne sait ce qu’est une tranche de Haddock…et encore moins que c’est fait avec de l’aiglefin.
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